jeudi 13 décembre 2012

Lettre à Dalva

J'ai reçu ceci avec l'injonction de publier le texte dans sa totalité. Je m'exécute donc sans rechigner.


Je me fais actuellement une petite gâterie en relisant Dalva, ayant enfin cédé aux conseils d'amis qui m'ont rebattu les oreilles avec le slogan "lilasuite". J'ai obtempéré. Mais il me fallait reprendre le fil.
Et, en dégustant du Harrison, j'en arrive à la lettre que Mickael écrit à Dalva, alors qu'il est défiguré et alité dans un hôpital, victime des poings d'un papa mécontent.
Ce faisant, je ne peux que penser à l'acuité d'esprit de : maître ô mon maître Julius, et celui de sa Julia.....



" Très chère Dalva,
                Nous connaissons tous la fin, mais où est donc passé le milieu? Ce matin je me suis dit que ce merdier dont j'essaie désespérément de m'extirper depuis des années est en réalité ma vie! Une fosse d'aisance circadienne où chaque jour qui commence est un lundi. Pendant les inondations de printemps, mon père et moi passions souvent la moitié de la nuit à retirer des seaux d'eau boueuse de la cave, jusqu'au jour où mon oncle plus fortuné a décidé de nous offrir une pompe à moteur Briggs-Stratton. Avant-hier lundi, à mon réveil, ton baiser qui signifiait que tu me pardonnais m'a rempli d'allégresse. C'était le soir; j'avais faim, soif et mal. J'ai tendu le bras vers la sonnette, puis hésité, en tâchant de me rappeler si j'avais déjà ressenti ces trois choses en même temps - la faim, la soif et la douleur -, les gueules de bois exclues. Cette gestalt aiguë de sensations m'a ouvert une porte minuscule vers le monde, comme le portillon coucou de l'horloge, et j'ai jailli vers l'extérieur pour apercevoir très brièvement l'univers qui m'entourait.  J'ai songé à Northridge, à Aase, aux Sioux, à ces colons pitoyables perdus dans leur mer d'herbe.J'ai songé à leur faim, à leur soif, à leur douleur. J'ai songé à Crazy-Horse sur sa plate-forme funéraire, les bras serrés autour du corps de sa fille en cette amère nuit de mars froide et venteuse. J'ai songé à Aase allongée, brûlante de fièvre sur sa couchette à l'ombre de son arbre à midi et à Northridge aussi près de son corps sous la pluie. L'incroyable amertume physique de tout cela. Je me retenais toujours d'appuyer sur la sonnette posée sur mon oreiller. Je me suis souvenu de mon père rentrant à la maison après son quart de nuit à l'aciérie, au moment précis où je me levais pour aller à l'école. Je restais assis à la table de la cuisine devant mon bol de céréales pendant qu'il buvait sa bouteille de bière et engloutissait un énorme repas avec une vulgarité qui m'offensait. J'étais un esthète, un lecteur fanatique de James Joyce et Scott Fitzgerald; je lui en voulais de partir retrouver mes camarades de terminale en empestant le porc et la choucroute, ou l'énorme platée prolétaire et gargantuesque qu'il dévorait chaque matin. Un jour il est revenu avec les sourcils et les cheveux roussis, et une main entièrement bandée. Il n'a rien mangé, mais il y avait une bouteille de whisky sur la table et il pleurait.Assise à côté de lui, ma mère lui caressait la tête et les bras. Un haut fourneau avait explosé, tuant deux de ses amis - je connaissais ces ouvriers que j'avais vus jouer aux fers à cheval le samedi, et qui venaient parfois à la maison avec leur femme pour jouer à l'euchre. J'étais alors allé dans la salle de bain pour me regarder dans la glace et tenter  de comprendre ce que j'aurais dû ressentir. Je détestais la toile cirée sur la table, le linoléum par terre, le calendrier de la compagnie charbonnière au mur, la visite rituelle que nous faisions chaque Noël à nos parents de Mullens, en Virginie-Occidentale, et qui étaient encore plus pauvres que nous. Je détestais les anecdotes de la Seconde Guerre mondiale que j'avais aimées lorsque j'étais plus jeune. Je crois qu'une partie de mon problème tenait au fait que nous habitions à la limite de la zone qui dépendait de mon lycée, et que je faisais partie d'une famille pauvre dans un collège pour riches, alors que j'aurais dû rester avec les gamins de l'usine. Le jour où un ami m'a invité à déjeuner chez lui, j'ai découvert avec stupéfaction que ses parents et lui mangeaient le poulet rôti avec un couteau et une fourchette! Bref, j'étais un petit morveux méprisable et pleurnicheur, ce qu'en un sens je suis peut-être resté.
                J'ai fini par appuyer sur ma sonnette pour avoir mon eau, mon Démérol et mon repas liquide. Le café n'a rien de passionnant quand on le boit à la paille. Le coucou a réintégré son horloge hermétique  pour regarder les informations pendant cinq heures d'affilée sur la chaîne d'info, mais mon portillon fermait mal désormais, et je suis resté étrangement conscient de la faim, de la soif et de la souffrance que je voyais sur l'écran. J'étais raide comme un passe-lacet, mais je percevais toujours cet univers de faim, de soif et de souffrance. Un bureaucrate facétieux à cravate en soie considère qu'au cours des dix prochaines années cent millions de Terriens vont mourir du Sida. J'ai alors pensé à ma fille Laurel et à toute sa génération qui tentait de vire en romantiques keatsiens à l'intérieur d'une pellicule plastique protectrice. J'ai vu de longs reportages sur les épouses brutalisées, les enfants battus, la famine à grande échelle, l'épidémie du suicide d'adolescents. Il y avait de fréquents flashes d'informations sur toutes les horreurs de la planète - pour la première fois dans l'histoire du monde nous avons simultanément accès à toutes les mauvaises nouvelles.
                Tout cela pour dire que je connaissais le début et la fin, mais qu'il s'agissait là, selon toute vraisemblance, du milieu de l'état brut. J'allais oublier la prolifération des armes nucléaires: un expert a déclaré que d'ici dix ans tout pays dont le budget égalera ou dépassera celui de l'Etat de l'Arkansas aura accès à l'arme nucléaire. Nel mezzo del camin de nostra vita, etc. Sans doute cité avec une erreur. Je brûle littéralement d'impatience à l'idée d'ouvrir  le second coffre de journaux de Northridge, car tout ce qui précède me pousse à croire qu'il s'agit du premier travail sérieux de mon existence.
                               A suivre. Je t'embrasse, Michael.
                P.S: Les infirmières sont agréables, mais obtuses. J'ai appris à leur transmettre des informations simples. L'infirmière Sally m'a demandé comment je m'étais blessé; je lui ai répondu par écrit:"J'ai laissé ma baguette diriger l'orchestre.", ce qui a nécessité de longues explications!"

Voilà, j'en ai fini. Je sais que c'est long, mais en y réfléchissant:
 - plus c'est long, plus c'est bon, selon l'expression consacrée; d'une part;
- et, tentez de couper un morceau, et vous verrez que cela perd de son sens, de sa saveur,etc; d'autre part.
C'est sans doute pour ça que j'envie les "Jim Harrison" et que je ne me lasse pas de les lire....
Comme j'aime à lire Julius Marx, ô mon maître.
Merci .

NON, Grand merci à toi Géraldine pour ce cadeau. De temps à autre il est salutaire de se rafraîchir un peu la mémoire.
Julius

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