dimanche 19 janvier 2014

Hommage


Nous sommes en 1940 dans la Vigata de Camilleri . Nenè, un adolescent, cousin du Bobo d'Amarcord ,se demande bien ce que vont faire ces hommes dans la belle maison près du port où habitent tant de femmes nues? Son copain Jacolino trouve un moyen astucieux de le faire entrer avec son acolyte Ciccio : un repas avec les filles .Les bras chargés de victuailles, les deux gamins se présentent à la porte de la pension Eva.
Ces trois beaux  extraits, je les dédie à la charmante Najat-VB et à ses sbires sociologues.

Jacolino vint ouvrir tout de suite.
-Entrez! Entrez! Bienvenue!
A peine le seuil franchi, Nenè s'approcha d'un mur et le baisa.
-Mais qu'est-ce que tu fais? demanda Ciccio, étonné.
-Je baise la terre promise, mais comme je ne peux pas me pencher passque sinon les poissons glisseraient, je baise le mur.


Un silence total régnait.De la porte, pas un fil de lumière ne filtrait. Nenè fut pris d'un doute.
-Mais les filles,elles sont là ?
-Bah, dit Jacolino. La quinzaine a changé à hier. Si ça se trouve, elles sont en train de ranger dans leurs chambres les affaires qu'elles ont amenées.  En tout cas, rentrez.
Et il se mit de côté pour les laisser passer.
A peine furent-ils entrés dans l'obscurité que Jacolino qui était derrière eux, allumait la lumière. C'était une surprise préparée en l'honneur de Ciccio et de Nenè. Ils se trouvaient dans une salle à manger plutôt vaste, la table rectangulaire déjà dressée avec des couverts étincelants.
Debout, trois d'un côté et trois de l'autre, il y avait six filles, habillées sur leur trente et un et à peine maquillées. Au premier coup d'oeil, à Ciccio et à Nenè, elles parurent toutes très belles, la plus vieilles devait avoir passé depuis peu la trentaine. en voyant toute cette manne divine, Nenè vacilla quelque peu, ses jambes ralentirent : c'était le coffre aux merveilles, le trésor longtemps cherché et qui finalement, après tant de peines, était là, à portée de main.

-Saleté de guerre, dit Nenè.
Et en cet instant précis, les sirènes se mirent à hurler.
Coupés en deux, les rires s'arrêtèrent, et les paroles, les respirations même.
-Qu'est-ce qu'on fait? demanda Jacolino.
-Allons tous à l'abri, proposa Ciccio. Ici, on est trop près du port. Ca peut être dangereux.
La porte s'ouvrit et la Signura apparut, encore vêtue de pied en cap.Elle ne s'était enlevé que la broche.
-Demoiselles, si vous voulez aller à l'abri, allez-y tout de suite.
-Et vous, qu'est-ce que vous faites? demanda Ciccio.
-Moi, je reste.
Elle fit demi-tour et s'en retourna d'où elle était venue.
-Bien, allons-y, dit Graziella.
Ils commençaient à descendre de la salle à manger quand on entendit le bruit des avions qui approchaient. Et aussitôt après, les batteries anti-aériennes se déchaînèrent dans un tir de barrage.
-Maintenant, c'est dangereux de sortir, dit Ciccio en criant à moitié pour se faire entendre par-dessus le fracas. Il y a des éclats qui tombent.
-Eteignons les lumières, suggéra Jacolino. Et ouvrons les fenêtres . Comme çà, on profite du carnaval, du feu d'artifice.
Nenè éteignit, Ciccio ouvrit.
On aurait dit qu'il faisait jour tant le ciel était éclairé par les traçantes des mitrailleuses, par les rayons de lumière des projecteurs, par les explosions d'obus des petits canons.
A Nenè qui venait juste de lire un poète qui lui plaisait beaucoup et qui s'appelait Montale, il lui vint en tête deux vers qu'il dit à voix haute:
Les nuits claires étaient une seule aube
Et elles apportaient des renards dans ma grotte.
Mais personne ne l'entendit.
Andrea Camilleri
La Pensione Eva (La pension Eva)
Métaillé
Traduction Serge Quadruppani

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