Les yeux au plafond.
Utile, vraiment très utile cette petite flèche noire
pour m'indiquer la bonne direction..
Oui, mais je dois encore faire le bon choix.
Julius Marx
"J'aime lire allongée sur un canapé, mais ceci n'est pas une profession, hélas." Fran Lebowitz
vendredi 31 octobre 2014
jeudi 30 octobre 2014
Miroir
Le genre
humain a été doté par la nature de tout ce qui est nécessaire pour percevoir,
observer, comparer et distinguer les choses. Pour ces opérations, s’offrent à
lui non seulement le présent immédiat et la possibilité d’utiliser ses propres
expériences, mais sont aussi à sa disposition les expériences des époques
antérieures et les observations d’hommes sagaces et subtils, qui, du moins très
souvent, ont vu juste. Grâce à ces expériences et observations il est entendu
depuis longtemps qu’il existe des lois naturelles selon lesquelles l’homme-quelles
que soient la société dans laquelle il vit et la constitution qui régit cette
société-doit vivre et agir pour être heureux au sein de son espèce.
Grâce à elles,
tout ce qui est utile ou nuisible pour l’ensemble de l’espèce à toutes les
époques et dans toutes les circonstances est irréfutablement établi ; les
règles dont l’application nous met à l’abri des erreurs et des sophismes sont
connues ; nous pouvons savoir avec une rassurante certitude ce qui est
beau ou laid, juste ou injuste, bon ou mauvais, pourquoi il en est ainsi et
jusqu’à quel point il en est ainsi; on ne peut concevoir aucune espèce de
sottise, de vice et de malice dont l’ineptie et le caractère néfaste n’aient
pas été démontrés depuis longtemps aussi rigoureusement qu’un théorème d’Euclide :
Et pourtant ! Nonobstant cela, les hommes tournent depuis des milliers d’années
dans le même cercle de sottise, d’erreurs et d’abus, ni leurs propres
expériences ni celles des autres ne les ont rendus plus sensés ; et dans
le meilleur des cas un individu peut devenir plus spirituel, plus sagace, plus
savant, mais jamais plus sage.
C’est que
les hommes pérorent d’ordinaire sans tenir compte des lois de la raison. Au
contraire : communément et congénitalement ils raisonnent de la façon
suivante : conclure du particulier au général, déduire de faits perçus de
façon fugace ou partielle des conclusions erronées, et confondre à tout instant
les mots avec les concepts et les concepts avec les choses. Dans les occurrences
les plus importantes de la vie, la plupart d’entre eux-99 sur 1000, selon l’estimation
la plus équitable- font reposer leur jugement sur les premières impressions de
leurs sens, leur préjugés, passions, lubies, caprices, humeurs, combinaisons
fortuites de mots et de représentations dans leur cerveau, apparentes
ressemblances et suggestions secrètes de l’amour-propre, qui font qu’ils
prennent à chaque instant leur bidet pour un cheval et le cheval d’autrui pour
un bidet. Parmi les dits 999, il y en a au moins 900 qui pour ce faire n’utilisent même pas leurs propres organes,
préférant au contraire, par une fainéantise incompréhensible, voir faussement avec
les yeux d’autrui, mal entendre avec les oreilles d’autrui, se laisser tourner
en ridicule par la déraison d’autrui, au lieu d’accomplir cela au moins de leur
propre chef. Sans même parler de la part considérable de ces 900 qui a pris l’habitude
de discourir de milles choses importantes en se donnant de grands airs, sans
savoir le moins du monde ce qu’ils disent ni se préoccuper un seul instant si
ce qu’ils disent tient debout ou non.
Une machine,
un simple outil, qui est forcé de se laisser utiliser ou maltraiter par des
mains étrangères ; une botte de paille qui à la moindre étincelle est
exposée à tout moment à prendre feu ; une plume qui se trouve ballottée dans
les airs par le moindre souffle- n’ont
jamais passé depuis que le monde existe pour des images symbolisant l’activité
d’un être raisonnable : en revanche on s’en est servi depuis toujours pour
exprimer la façon dont les hommes, particulièrement lorsqu’ils sont agglutinés
en grandes masses, ont coutume de se déplacer et d’agir. On sait déjà que l’envie
et le dégoût, la crainte et l’espérance- mus par la sensualité et la
présomption- sont les roues motrices de tout acte quotidien qui ne relève pas
de la seule routine des instincts ; mais il y a pire : dans des cas
plus sensibles-précisément quand il y va du bonheur ou du malheur de la vie
entière, du bien-être ou de la misère de peuples entiers : et le plus
souvent de l’intérêt supérieur de l’ensemble du genre humain-ce sont des
passions ou préjugés étrangers, c’est la pression ou la poussée d’un petit
nombre de mains, la langue bien affilée d’un seul bavard, l’ardeur féroce d’un
seul exalté, le zèle simulé d’un seul faux prophète, l’appel d’un seul téméraire
ayant pris les devants-qui met en branle des milliers et centaines de milliers,
un mouvement dont ils ne voient ni s’il est justifié ni quelles en seront les
conséquences : de quel droit une espèce composée de créatures aussi
déraisonnables peut-elle… (d’abord
reprendre haleine)
Donc, les faiseurs de grimaces, les
charlatans, les saltimbanques, les joueurs de passe-passe, les entremetteurs,
les écorcheurs et les spadassins se disséminèrent de par le monde ;- les moutons tendirent
leurs sottes têtes et se laissèrent tondre ;- alors les sots dansèrent des
cabrioles et firent des culbutes. Et les sages, lorsqu’ils le pouvaient, s’en
allèrent et se firent ermites : l’histoire du monde in nuce, ad usum
Delphini.
Arno
Schmidt
(Miroirs
noirs/ Extraits)
(Traduction
Claude Riehl)
(Christian
Bourgois-Ed-1994)
Proposer un
seul extrait d’un texte d’Arno Schmidt relève de l’exploit. Sachez seulement que ce passage
est tiré du dernier volet de la trilogie
des Enfants de nobodaddy (Miroirs
noirs), rédigé en 1951.L’action se situe dans les années soixante,
après une troisième guerre mondiale
nucléaire qui a dévasté le monde. Il est extrait d’un long dialogue entre les
deux derniers survivants.
lundi 20 octobre 2014
Rome,le Nil, et un écrivain
C’est étrange comme le quartier de Maadi me
fait penser aux rues de Rome. Mêmes avenues bordées d’arbres (si l’on excepte
les somptueux flamboyants bien entendu) mêmes échoppes ambulantes de marchand de
fruits, mêmes stations-services débordant sur le trottoir, mêmes petits
jardins publics que l’on croirait à l’abandon, mêmes policiers vêtus de blanc
qui tentent en vain de réglementer un trafic démentiel, et même soleil
implacable. Je sais bien qu’aux terrasses de la ville de la Dolce Vita le promeneur n’a aucune chance
de croiser des hommes alanguis occupés à fumer la chicha ni d’apercevoir de carcasses de moutons ou de
boeufs sanguinolentes qui pendent devant les boucheries, mais pourtant…
Le long du
Nil lent et pollué (où l’on ne peut rien
écrire, selon Durrell) il peut arriver que quelques marins hardis vous proposent
une petite balade en felouques mais vous
avez beaucoup plus de chance de croiser des policiers armés qui vous demandent
gentiment de circuler.
L’épicier de
notre résidence surveillée ne vend que deux marques d’eau minérale ; l’une
de la compagnie Coca-Cola et l’autre de la firme Nestlé.
Dès mon
arrivée, mes amis de l’immeuble m’ont vivement recommandé de lire Poil de
Cairote de l’écrivain français Paul Fournel, qu’à ma grande honte je ne
connaissais pas. De ce bouquin délicieux je livre cet extrait très poétique :
« Aux
enterrements, sous les toiles baladis multicolores, on sert le café sans sucre
parce que la vie sans le défunt est devenue amère. Pendant quarante jours on se
méfie du retour de son âme. C’est le temps qu’il lui faut, en effet, pour
passer à travers les différentes douanes du ciel et se fixer pour l’éternité au
paradis ou en enfer. Le jour du Quarantième, on fait une nouvelle cérémonie
funèbre devant le portrait du mort. Le soir, la famille procède au partage de l’héritage.
On peut alors resucrer son café. »
Julius Marx
Extrait du livre Poil de Cairote (Paul Fournel-Point-2007)
Image : Alberto Sordi et Brunella Bovo dans Lo Sceicco Bianco (Federico Fellini-1952)
dimanche 19 octobre 2014
Un char, de la brume, du quinoa et un commissariat de police
Pour nous
rendre visite, il vous faudra obligatoirement emprunter une petite portion de l’autoroute
qui relie Le Caire à Alexandrie. Si les guérites du péage (rassurez-vous, c’est
une somme modique qui vous sera demandé) ne sont qu’un simple assemblage de parpaings,
soyez tranquilles et détendus, amis visiteurs, vous ne risquez absolument rien.
Une fois la barrière franchie, vous apercevrez un joli char de couleur sable.
Il est inutile, je pense, de vous recommander de ne pas agiter les bras dans
tout les sens ni de klaxonner pour tenter de distraire le pilote.
Chaque
matin, nous nous réveillons dans la brume. Je suis persuadé que les chauffeurs des
camions et des nombreux engins, les ouvriers du chantier et les sentinelles de
la résidence, tous assis, tranquillement
occupés à siroter leur thé, n’attendent qu’une seule chose pour se lancer dans
la tourmente, qu’elle se dissipe. Ils ne patientent qu’une petite demi-heure,
pas plus.
Comme dans
beaucoup de grandes capitales du monde, les autochtones (du moins, ceux qui en
ont les moyens) sont très friands de grands centres commerciaux. Dans cette
ville gigantesque ils sont évidemment à
la mesure de leurs attentes. Celui que nous visitons ce soir-là n’a pas moins de vingt-six entrées réparties tout le long de ses grands murs d’enceinte ;
une véritable forteresse de la consommation. Grâce au sympathique oncle Sam qui
s’est occupé de tout, avec l’efficacité qu’on lui connait, le chaland peut
déambuler entre les fast-food chics et branchés où l’on vous propose une petite salade de quinoa à un prix si élevé qu’on
ne peut s’empêcher, lorsque elle arrive sur votre table, d’établir le rapport
entre le contenu de son assiette et le salaire moyen de la journée de travail d’un
ouvrier. Une foule dense se presse pourtant dans les grandes allées, regardant
les devantures des magasins avec des yeux émerveillés (sauf les aveugles, bien
entendu.)
Entre les
bassins aux charmants petits jets d’eaux, Je m’arrête devant un gros cube à
trois faces qui m’intrigue. En s’approchant, on peut voir, sur la gauche, une
sorte de cage. Sur le mur de droite, on a collé une grande toise et, au centre
de ce qui doit être une pièce, posé un bureau modèle réduit avec deux petits drapeaux égyptiens. S’étonnant de ma
perplexité, mon ami ne peut s’empêcher de sourire.
-C’est
pourtant simple. Regarde, me dit-il, là (montrant la cage) c’est la prison. De
ce côté (montrant la toise) on fait défiler les suspects. Et le bureau, c’est
celui du commissaire.
-Mais, à
quoi ça sert ?
-C’est un
décor, me répond-il en ouvrant de grands yeux. Les enfants se font
photographier à l’intérieur.
Nous mettons
très longtemps à retrouver la sortie.
Julius Marx
Photo : You only Live Once (Fritz Lang,1937)
samedi 18 octobre 2014
Une fenêtre, une pipistrelle et Harlan Coben
Notre
immeuble est planté dans le sable, comme les pyramides toutes proches, mais
depuis moins longtemps. Aussi loin que porte l’œil, on ne voit que du sable et
des cubes empilés... des petits, des grands; un vrai jeu de construction pour gosses de riches.
La résidence
est totalement sécurisée mais les maisons sont bien loin d’être toutes
achevées. A certains cubes, il manque des fenêtres, à d'autres, les escaliers pour accéder aux étages supérieurs. De très longs boulevards hérissés de réverbères rococos, d’arbres
chétifs et, à chaque carrefour, des guérites délabrées comme des vieilles boites de fer
blanc quadrillent le territoire. Un vrai décor de cinéma, là, dans le sable, à deux pas du désert, à
une trentaine de kilomètres du Caire. Les promoteurs l’ont même appelé Berverly Hills, pensez donc ! J’étais venu avec un mince espoir de retrouver l'univers de Durell ou de Cossery, je suis tombé dans le monde dystopique de HG Wells et d’Orwell (J’ai appris cet adjectif grâce à la prof de
français qui habite au rez-de-chaussée.) Pourtant, pas de quoi se
plaindre ; venant d’Abidjan, nous sommes passés de l’ombre à la lumière.
Je suis très
occupé à observer une colonie de huppes qui picore les huit mètres carrés de gazon anglais vert tendre, devant
la baie vitrée du seul couple égyptien de l’immeuble. Hier après-midi, j’ai vu
un faucon, ou un aigle peut-être, il faudra que je demande au locataire du second (ce type connait le
nom de tous les oiseaux de la
planète !) J’aime me tenir debout, devant ma grande fenêtre et
profiter du spectacle.
Les pipistrelles sortent entre cinq heures et demie et six heures. Et les voilà qui tourbillonnent entre les blocs d'immeubles. Je n’ai rien lu depuis plusieurs
semaines. La femme du spécialiste des oiseaux m’a prêté un livre de Harlan
Coben. J’ai trouvé ça si consternant que je suis retourné illico à ma fenêtre.
Il faudra que je pose un rideau.
On frappe.
Un ouvrier enturbanné me fait admirer son large sourire qui découvre ses quatre dents. Il me propose
de faire un trou dans ma porte pour y poser un Judas. J’ai bien envie de lui
parler de l’incongruité de la chose mais je renonce.
Quand je
referme la porte, il sourit toujours.
Retour à la
fenêtre.
Le jour va bientôt tomber, mon quart d'heure préféré.
Julius Marx
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