dimanche 23 février 2014

Le Polar est cynique



Il rangea le P38 dans le holster de sa ceinture. Moll le rejoignit sur le trottoir. Elle avait une expression comique. Elle semblait plus étonnée de lui voir une arme que du reste, que d'avoir vu un type balayer la salle avec un PM, que de voir des morts et des blessés.
-Je l'ai vu, dit-elle. J'ai regardé, à la fin. Qu'est-ce qu'il portait? Il avait l'air bizarre. Il avait quelque chose sur les oreilles et sur la figure.
-Verres teintés. Des lunettes de tir pour les ricochets et les fragments. Et des protections sur les oreilles, pour le bruit.
-Qui était-ce ? Il y a des gens tués, là-dedans. Qu'est-ce qui s'est passé?
-Je crois qu'il n'avait pas l'habitude de cette arme. Il laissait le canon remonter, quand il tirait. Et cette arme et justement conçue pour éviter ça.
-Mais qui était-ce? Qu'est ce qui s'est passé?
-Il avait le coude droit mal placé. Il le pointait vers le bas. Le coude devrait être bien écarté, parallèle au sol, quand on tire avec cette arme-là.
-Bon Dieu, mais tu vas t'arrêter? dit-elle. Vas-tu me dire ce qui s'est passé?
Elle avait son chandail et son chemisier couverts du sang du garçon. Plantée là, elle tremblait. Il lui fit un petit sourire tordu et hocha la tête, sincèrement navré de ne pas pouvoir apporter la moindre lumière à la situation.
Deux gamins surgirent d'un renfoncement et s'approchèrent de Selvy, près du Bar Tropical dévasté.
-Combien tu nous donnes pour témoigner ?
-On t'arrange ça, mec.
-C'était Patty Hearst avec une mitraillette.
-Mais non, mec, c'était Stevie Wonder . Tu as vu ses écouteurs? Il tirait en rythme avec la musique.
Don Delillo
Running Dog
1978
Image : Angie Dickinson /Lee Marvin in Point Blank (John Boorman 1967)

On dit souvent que l'écriture de Delillo est cinématographique. Pourtant, elle se situe entre le roman et le script. Lisez dans l'extrait la surprenante alternance entre les passages expliqués et détaillés et le long dialogue sans aucune indication de  jeu ou de mise en scène. Et puis, enfin, l'apparition des deux gamins ou l'auteur laisse le lecteur totalement libre d'imaginer leurs têtes , leurs expressions,en privilégiant simplement leur texte.

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