mardi 15 avril 2014

Le Polar est Amour (15)



Le blanc était très excité par la présence des tantouses. Tous étaient noirs et pour la plupart jeunes. Tous avaient les cheveux décrêpés, lisses comme de la soie, onduleux comme la mer; des faux cils ultra-longs frangeaient leurs yeux fardés, leurs grosses lèvres pulpeuses étaient peintes en marron. Ils avaient des yeux froids, insolents, pervers, sans trace de honte et cette expression avide des gourmets condamnés à l'abstinence. Ils arboraient des pantalons moulants aux tons pastel et des chemisettes sport à manches courtes laissant voir leurs bras nus. Certains étaient assis au comptoir sur de hauts tabourets, d'autres s'appuyaient à leurs épaules; ils parlaient avec des voix aiguës, se trémoussaient, roulaient des yeux et tanguaient des hanches de façon suggestive. leurs dents blanches brillaient dans leurs visages sombres luisants de sueur. Leurs regards aigus semblaient bouillir dans des tasses noires de mascara. Ils s'effleuraient mutuellement du bout des doigts, l'air contraint, s'exclamaient avec des voix de fausset un peu haletantes "fillette..." Ils avaient des gestes indécents, lascifs, évocateurs des orgies dont se repaissait leur imagination. La nuit brûlante de Harlem avait réveillé leur passion.
-Café, commanda-t-il d'une voix forte un peu étranglée.
Il tenait à bien faire comprendre qu'il voulait un café et rien de plus.
Le garçon lui décocha un sourire entendu.
-J'sais c'que vous voulez.
Le blanc s'efforça de soutenir le regard froid du garçon.
-Un café, c'est tout.
Un mince sourire de dérision tordit les lèvres du garçon. Le blanc remarqua que lui aussi avait la bouche fardée. Il lança un coup d'oeil furtif aux autres beautés installées au comptoir. Leurs grosses lèvres marron charnues et luisantes avaient quelque chose d'extraordinairement séduisant. Pour attirer son attention, le garçon dut lui adresser de nouveau la parole.
-Filet mignon, chuchota-t-il d'une voix rauque et suggestive.
-Je ne veux rien à manger.
-Je sais.
-Un café.
-Filet mignon...
-Noir...
-Filet mignon noir... Vous autres tatas blanches, vous êtes toutes pareilles.
L'homme blanc résolut de jouer les ignorants, de se comporter comme s'il ne savait pas à quoi le garçon faisait allusion.
-Vous faites de la discrimination avec moi.
-Oh,ma foi non. Filet mignon...euh, café noir ça vient de suite.
Une tantouse vint s'installer à la place voisine de celle du blanc et lui posa une main sur la cuisse.
-Viens avec moi, tata.
Le blanc lui repoussa la main et le considéra avec hauteur.
-Est-ce qu'on se connaît?
La tantouse ricana.
-On joue les difficiles, hein?
Le garçon se détourna du percolateur.
-Embête pas les clients, dit-il.
La tante réagit comme s'ils étaient secrètement de connivence.
-Ah, vraiment c'est comme ça?
-Bon Dieu, mais qu'est-ce qui se passe? balbutia le blanc.
Le garçon lui servit son café noir.
-Comme si vous ne le saviez pas, chuchota-t-il.
-Qu'est-ce que c'est que cette combine?
-Ils sont pas jolis?
-Qui?
-Tous ces filets mignons bien à point.
Le visage du blanc s'enflamma de nouveau. Il leva sa tasse de café. Sa main tremblait tellement qu'il en renversa sur le comptoir.
-Soyez pas nerveux, dit le garçon. C'est dans la poche. Montrez votre pognon et faites votre choix.
-Laissez-moi tranquille, dit-il. Je sais ce que je veux.
-Des filets mignons, dit le noir.
-C'est l'heure du petit-déjeuner, dit le garçon. Faut donner aux mecs leur casse-croûte du matin.
Sans os.
Quelques instants plus tard, il l'avait rejoint; ils continuèrent à marcher côte à côte en bavardant, un Noir vêtu de noir en fez rouge proclamant Black Power et un Blanc déplumé en chemise blanche et pantalon gris.
La carotte et l'âne.
Chester Himes
Blind man with a pistol
(l'Aveugle au pistolet)
Extraits/ Série Noire
Images : Paul Harris in  Baby needs a new pair of shoes (Bill Brane 1974)

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