vendredi 4 avril 2014

Des petits chiens dans la gorge



-Sortons d'ici, déclarai-je. On peut aller chez moi.
-Il faut le ramener chez lui.
-Il se débrouillera très bien. Il est tout le temps comme ça. J'ai pour pratiquement mille dollars d'équipement stéréo.
-Quand je plane vraiment, je perçois l'espace entre les sons.
-Allons-y. Dînons d'abord, si vous voulez, et puis allons chez moi.
-Il peut venir?
-Il se débrouillera très bien tout seul.
-On a peint un cercle au milieu de la chambre. On s'assied là et on fume. C'est vraiment génial.
-Qu'est-ce que vous faites d'autre?
-Ce qu'on veut.
-Mais quoi?
-On peut faire tout ce qu'on veut.
-Vous ne pouvez pas être plus précise? Je veux savoir exactement de quoi vous parlez.
-C'est simple, c'est très simple. Vous pouvez venir avec moi, si vous voulez.On a de la came.Mais d'abord, il faut le ramener chez lui.
Je m'écartai d'elle et terminai mon verre. Tranche frémissante de viande de couguar. Allais-je devoir aider à le dévêtir? Eplucher ses chaussettes fatiguées de mes doigts gourds, et le border, ronflant, sur son lit de camp? Il y a peu de choses plus déprimantes que la vue d'un ami soûl qui a deux fois votre âge; tant d'illusions sont à l'épreuve. Il fit un bruit, puis un autre, comme de petits chiens aboyant dans sa gorge. Il avait la tête posée sur son avant-bras gauche. Sur sa nuque, les poils étaient brun clair et gris.  Je lui entourai l'épaule de mon bras.
-De quelle couleur est le cercle? demandai-je.
-Rouge. C'est un grand cercle rouge et nous nous asseyons tous à l'intérieur. Tu peux venir si tu veux. N'importe qui peut venir, s'il a envie. Toi et moi et lui. On peut tous y aller.
Je me penchai, et remontai la glissière du blouson. Je l'aimais bien. Je n'avais aucune envie de la piétiner. Elle était tendre et confiante, belle à sa manière obtuse, et mes paroles ne pouvaient pas atteindre les espaces qu'elle percevait entre les sons. Mais rien de tout cela ne me donnait le droit de la piétiner. Théoricien des communications et empereur de la hi-fi. Je lui donnai quinze dollars- pour manger, lui dis-je.
-Non, je ne peux pas venir, déclarai-je. On va le ramener chez lui, et ce sera tout pour ce soir.

Don De Lillo 
Americana
1971

Moins pompeux et boursouflé  qu'American Psycho ( qui paraîtra vingt années plus tard ) et surtout beaucoup mieux écrit. L'essentiel, et rien que l'essentiel nom d'un chien !
Don est un parrain.
Photo : Kay Lenz dans le Breezy de Clint Eastwood (1973)

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