vendredi 19 juin 2015

Migration




Un jour de fin d’été, et mon ami est sur le court
avec  son ami. Entre deux jeux, l’autre s’aperçoit
que l’allure de mon ami manque totalement de
souplesse. Son service n’est pas fameux non plus.
« Tu te sens bien ? demande-t-il. Tu t’es fait examiner
Récemment ? » L’été, vivre est facile.
Mais mon ami est allé consulter un ami médecin.
Qui lui a pris le bras et lui a donné six mois, au plus.

Quand je l’ai vu le lendemain, c’était
dans l’après-midi. Il regardait la télé.
Il n’avait pas changé, et pourtant il était -comment ?-
Différent. Gêné que je le trouve devant la télé,
il a un peu baissé le son. Mais il ne pouvait pas
rester tranquille. Il tournait dans la pièce, encore et encore.
« C’est un documentaire sur la migration des animaux », a-t-il dit,
           (comme si cela
pouvait tout expliquer.
Je l’ai entouré de mes bras et serré contre moi.
Pas aussi fort que j’aurais pu le faire. Craignant
Que l’un de nous s’effondre, ou les deux.
Et cette pensée, fugitive, folle, honteuse, m’a traversé –
C’est peut-être contagieux.
J’ai demandé un cendrier, et il était content
de fouiller partout jusqu’à ce qu’il en trouve un.
Nous n’avons pas parlé. Pas à ce moment-là. Ensemble nous avons regardé
(la fin
du documentaire. Rennes, ours polaires, poissons, oiseaux aquatiques,
papillons et autres. Parfois ils passaient
d’un continent, ou d’un océan, à un autre. Mais il était difficile
de se concentrer sur l’histoire qui se déroulait à l’écran.
Mon ami, je m’en souviens, est resté tout le temps debout.

Est-ce qu’il se sentait bien ? Parfaitement bien. Il donnait juste l’impression
de ne pas tenir en place, rien de plus. Quelque chose
       (poignait dans ses yeux
puis s’évanouissait. « De quoi diable parlent-ils ? »
voulait-il savoir. Mais sans attendre de réponse.
Il s’est remis à marcher. Je l’ai suivi maladroitement
de chambre en chambre pendant qu’il monologuait sur le temps,
son travail, son ex-femme, ses enfants. Bientôt, pensait-il,
il lui faudrait leur dire… quelque chose.
« Est-ce que je vais vraiment mourir ? »

Ce dont je me souviens surtout à propos de ce jour affreux,
c’est de son agitation et de mes étreintes prudentes-bonjour, au revoir.
Il n’a pas cessé de bouger jusqu’à
ce que nous parvenions à la porte d’entrée où nous nous sommes arrêtés.
Il a regardé dehors puis a reculé comme s’il n’en revenait pas
qu’il puisse faire jour. Un banc d’ombre
projeté par sa haie bloquait l’allée. Et le garage
ombrageait sa pelouse. Il m’a accompagné à la voiture.
Nos épaules se sont heurtées. On s’est serré la main et je l’ai de nouveau
pressé  contre moi. Avec précaution. Il a fait demi-tour et il est rentré,
franchissant rapidement le seuil, refermant la porte. Son visage
s’est découpé à la fenêtre avant de disparaître.

Il va bouger désormais. Voyager nuit et jour,
Sans trêve, dans sa totalité, exploser dans chacune de ses parties.
Avant d’atteindre un lieu connu de lui seul.
Un lieu arctique, froid et gelé. Où il pourra se dire,
C’est suffisamment loin. C’est là.
Et s’étendre, car il sera fatigué.

Raymond Carver
 In La vitesse foudroyante du passé

(L’Olivier)

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