mardi 9 juin 2015

La violence et la dérision



Il devait être huit heures. J’avais une heure et demie à perdre. 
Je me suis dit que ce genre d’expression aurait rendu les Cairotes pour le moins perplexes.
Une heure et demie, c’est la durée moyenne d’un film.
Je me suis donc confortablement installé sur un petit muret et j’ai regardé.
Le film s’appelait la violence et la dérision. C’était une référence évidente au roman d’Albert Cossery.
Avant de passer à l’action, laissez-moi tout d’abord vous décrire les lieux. 
Je me trouvais sur la voie de dégagement (appelons-la comme ça) d’une des longues artères  du grand rond-point qui fait  face à l’entrée principale du Zoo du  quartier de Gizeh. Côté bande son, pas besoin de vous en dire plus si je vous dis que la quantité de véhicules (deux roues, trois roues, charrettes, quatre roues et bus)  qui passent  par ce rond-point est simplement hallucinante.
Ce jour-là, le Maestro qui dirigeait le tournage était un petit policier tout de blanc vêtu, la moustache  grisonnante et le coup de sifflet autoritaire.
L’intrigue  du film était très simple : combien de personnages allaient pouvoir attraper leur bus au passage dans un laps de temps qui ne dépassait jamais les quatre ou cinq secondes ?
Dans ce mouvement perpétuel, les bus ne s’arrêtent jamais. Ils ralentissent seulement leur allure et les voyageurs doivent profiter de ce « cadeau » du chauffeur pour tenter leur chance. Il y a ceux qui attrapent la porte déglinguée au passage et se hissent à l’intérieur, d’autres, plus sportifs, qui font un bond qui les propulsent dans la carlingue. D’autres encore qui  trottinent et demandent de l’aide en tendant leur main à ceux qui sont déjà à l’intérieur. Et puis, il y a les vieilles dames avec des enfants dans les bras, ou des paquets, qui doivent faire plusieurs essais avant de réussir leur montée. N’oublions pas les obèses qui se lancent dans ce combat avec un handicap certain. Mais, on murmure que le gros doit être riche et qu’il a  certainement les moyens de s’offrir un taxi.
Le Maestro veille. Si le bus tarde trop, il ne se prive pas d’invectiver le chauffeur. Tous les figurants doivent absolument garder le rythme, ne jamais faiblir, sous peine d’être exclu du tournage.
La vieille femme venait d’échouer à ses deux premiers essais. Le troisième fut encore plus désastreux. Elle ne réussit même pas à approcher la porte. Irrité, le Maestro lui demanda s’il elle comptait passer la journée sur ce rond-point. La vieille femme s’approcha, lui prit le bras et lui murmura quelque chose à l’oreille en souriant. Le Maestro se mit à rire à son tour, oubliant pour quelques secondes ses responsabilités. Bras dessus, bras dessous, les deux se dirigèrent vers la charrette du vendeur de thé.

Lorsque j’ai quitté ma place, le film continuait. D’autres personnages tentaient leur chance avec plus ou moins de réussite. Dans cette ville, personne de crie jamais «  coupez ! »
Julius Marx
Le Caire-Juin 2015

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