samedi 5 décembre 2015

Se souvenir des belles choses (5)




Avant la complète radicalisation de notre ancien monde, 
se souvenir des belles choses:
L'état d'urgence



Le bureau est sale, pas nettoyé depuis les dernières élections...
Ca sent la frite rance et l'urine. Rien à voir avec l'image des films policiers. Les ordinateurs, le plan de Paris sur le mur, le calendrier Pirelli. Oui, peut-être.
Le gros se penche sur moi. La frite rance, c'est lui.
-Alors, tu vas te mettre à table, oui ou non?
Un autre, blouson de cuir et tignasse blonde, assis sur une chaise comme sur un bourricot, gueule:
-Ouais, ça tombe bien, c'est l'heure de la bouffe!
Les deux se marrent à s'en faire péter leurs ceintures en peau de serpent.
Les deux autres mousquetaires présents dans la pièce se joignent au groupe de comiques.
Avant la remarque de blouson de cuir, le plus petit feuilletait un magazine porno en reniflant pendant que le collègue bossait sur une réussite, sa face de rat collé sur l'écran de l'ordi.
-Alors? j'attends…
Le gros revient à la charge.
-T'étais à la manif oui ou merde ?
-Oui, j'y étais.
Il se redresse en poussant un râle qui n'a rien à voir avec celui du cerf en rut, ou alors, un cerf vachement handicapé par une odeur de frite et un bon paquet de kilos en trop.
-Bah voilà ! C'est pas compliqué, tu vois mon pote.
Moi, son pote, c'est à gerber!
Encouragé par la victoire de gros lard, blouson de cuir abandonne sa chaise-bourricot. Il fait quelques pas dans ma direction. Il a rudement du mal à marcher droit...Probablement ses santiags en peau de lézard...une vraie ménagerie ce bureau…
Il se force à sourire, me proposant une dentition de cheval salement attaquée par un paquet de microbes.
-Et t'y faisais quoi à la manif, hein? qu'il me demande.
-Je manifestais.
Le sourire s'éteint. Gros lard veut se marrer, il se retient... par égards.
Le collègue grimace. C'est pas très beau à voir.
-T'es un p'tit malin, toi. Un comique.
Gros lard reprend la main.
-Alors, grogne-t-il, tu manifestais, hein, et contre qui?
-Contre les  financiers, les politicards véreux, les responsables du grand merdier, quoi.
Gros lard lève sa paluche poilue bien haut, au-dessus de sa tête.
-Sois pas grossier ou je t'en colle une!
-La salope! Quelle salope!
Tous les regards se tournent vers le collègue qui vient de crier. L'obsédé, penaud, laisse tomber son magazine sur le bureau.
Le gros soupire et se masse les tempes comme Lino Ventura dans les films. Pitoyable.
Puis, il laisse tomber son postérieur sur le coin du bureau. Le bureau gémit.
-Ecoute moi bien, qu’il reprend , faussement rasséréné. Nous, ce qu'on veut, c'est chopper les meneurs, les vrais... les fouteurs de merde professionnels...
-Les salopards de gauchistes, intervient le type des réussites.
-Les putains de rouges, complète blouson de cuir.
-Les anarchistes, lance à son tour l'obsédé.
-Ca va comme ça ! braille le gros lard.
Il soupire un peu plus fort. L'odeur de frite se propage dans le bureau, jusque dans les placards.
-T'as pigé ? qu'il me dit en me fixant.
-J'suis prêt à vous donner des noms...que je susurre.
Mon gros lard ouvre des yeux comme des soucoupes. Puis, les quatre se rejoignent.  Ils se positionnent debout face à moi, côte à côte, comme les frères Jacques au début de leur récital. Je pense que je n'aimerai pas les voir en collant colorés. La langue est pendante, les bajoues tombantes.
J'attaque…
-Le plus virulent de tous, c'est Quadruppani.
-Un rital ! crie blouson de cuir.
Gros lard fait un geste en direction de l'obsédé.
-Note sur le calepin, qu'il commande.
L'autre s'exécute.
-Et puis il y aussi Jérôme Leroy… Lui, c'est un vrai coco, que je reprends.
-Vas-y, vas-y, m'encourage le gros tas, en agitant ses paluches comme un marionnettiste.
-Et aussi l’ex-homme âne yack  et les autres, que je continue... Je peux vous donner les coordonnées de tous les types du réseau. C'est facile, y'a des blogs.
-L’ex, quoi ? demande l’obsédé.
Alors, gros lard s'avance vers moi comme un bon papa. Un bon papa qui s'assied sur le lit de son rejeton pour lui lire une histoire de Petit Ours Brun.
-C'est très bien, qu'il me dit en plissant les paupières. Je savais qu’'étais pas un mauvais bougre. C'est eux, ces salopards,  qui t'ont  forcé la main, hein, c'est ça, je me trompe pas?
-Oui, c'est vrai, c'est à cause d'eux.
-T'inquiètes pas mon petit, on va les serrer tous.
Sa grosse tête de bûche n'est qu'à quelques centimètres de moi. Je supporte très difficilement.
-T'y crois toi, à la société, hein, mon petit... tu l'aimes toi la société?
-Oui, m'sieur.
-Tu voudrais pas qu'elle disparaisse, hein?
-Non, m'sieur.
Une larme coule de l'oeil  du bouledogue. Ses yeux se ferment lentement.
-Je peux m'en aller, m'sieur?

Julius Marx
(Texte publié sur ce blog le 27 décembre 2012)

1 commentaire:

  1. Tu aurais dû avouer tout de suite, ça t'aurait évité les odeurs de frite. Mais au point où on en est, tu ne vas pas tarder à nous rejoindre dans le camp d'internement, petit.

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