Un regard brille à ma droite : deux étoiles tombées qui se lèvent
vers moi de la poussière… J’ai envie de lui parler, de savoir ce que peut être
une vie de tout-à-l’égout. Je frotte une allumette : un beau visage
luisant, un de ces visages éthiopiens longs et fins où se retrouve la marque de
la première aristocratie du monde, celle des Ramsès et de Toutankhamon. Ne
dit-on pas que ce peuple descend de l’ancienne Egypte ? Mais on est ici
plus près des tombes que des pharaons…
La cabane sent la terre et l’herbe sèche, dans un grattement continu d’insectes
rongeurs. Sur le sol où la lampe est posée dans un trou creusé, le passage
furtif et fulgurant des lézards bleus… Il y a quelque chose d’immémorial dans
cette tranchée primitive où se célèbre le rite le plus ancien de la terre ;
le repos du guerrier…
Je n’ai pas le temps de dire un mot que déjà elle est nue, assise sur
le bord du lit de camp, les jambes ouvertes sur un sexe d’une noirceur qui fait
pâlir la nuit…
Je demeure coi, saisi de stupeur : tout ce corps à soldat est
couvert de signatures. Je dis bien, de signatures : des hommes ont
fait tatouer leurs noms sur cette véritable pierre tombale sous laquelle repose
les rêves des hommes sans amour. Des noms, des dates, comme sur un lieu de
passage. Je lis sur un sein : légionnaire Strauss, 1965 ; caporal
Bianchi, 1967… Au-dessus du sexe : Kriloff, roi des b… Où
êtes-vous aujourd’hui caporal Bianchi, légionnaires Strauss et Kriloff, est-ce
la seule marque que vous avez laissée de votre passage sur la terre ?
Quelle mort vous a habités dans la vie ?
Sur le dos, le ventre, des commentaires flatteurs et des précisions sur
le fonctionnement de cette pauvre mécanique humaine : se laisse…
S… bien. Je croyais avoir tout vu dans ma vie. Mais pas ces marques
abominables de néant intérieur et d’un désespoir haineux, avec leurs relents de
fosse commune et d’Eichmann. Tous ces graffitis sur cette tombe vivante, on
pourrait les remplacer par ces quelques mots : Ici est venu mourir l’honneur
des hommes…
Ce n’est plus la peine de l’interroger : j’ai eu toutes les
réponses. Strauss, Bianchi, Kriloff, je sais maintenant comment, de quelle
haine de soi-même sont nés le nazisme et Auschwitz…
Je paye, je me lève. Elle s’inquiète ; une affreuse inquiétude féminine
jusqu’au bout :
-Pas assez jolie pour toi missio ?
Je lui ai pris la main, je l’ai baisée et je suis parti…
Romain
Gary
Les trésors de la mer Rouge
(La photo est de Peter Gasser)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire