samedi 29 octobre 2011

La rivière sans retour


JIM HARRISON -
C'est ça. Ce matin, une femme me faisait remarquer que je n'étais pas très ambitieux. C'est vrai. Je ne le suis pas. Littérairement, je ne l'ai jamais été parce que je sais depuis déjà longtemps que des choses comme l'ambition sont de véritables barrages sur la rivière de ma vie. Ce sont des choses qui t'arrêtent, qui t'embrouillent, te rendent odieux, détestable.
COLUM MC CANN -
Combien de lecteurs as-tu fait pleurer avec ta Route du Retour ? Parce que moi, à la fin...
JIM HARRISON - 
Oh, un bon paquet, il faut dire que c'est un peu l'effet recherché -rires-...
COLUM MC CANN -
C'est vrai, c'est bien ça l'idée : briser les cœurs... Mais comment comptes-tu t'en tirer avec tous ces cœurs brisés, comment en répondre ?
JIM HARRISON -
Qu'ils aillent se faire voir. C'est entièrement de leur faute !
COLUM MC CANN -
il faut un sacré courage et une grande force pour écrire des choses aussi sentimentales sans être bêtement sentimental !
JIM HARRISON - 
C'est un grand débat que j'ai avec mon ami Thomas Mc Guane. Moi, je pense qu'on peut être sentimental sans tomber dans le sentimentalisme, que les romans ont besoin de ces émotions humaines. Sans les sentiments, on est juste des morceaux de barbaque sur le plancher. Les vrais sentiments sont aussi présents que nos os. Des tas de gens ont dit que Dostoïevski était trop sentimental. Oui, il est sentimental.
COLUM MC CANN. -
Il faut savoir vivre les choses en grand : la grande violence, le grand amour.
(...)
JIM HARRISON -
Il y a des personnages dont on ne peut pas sortir. C'est le problème de la voix quand on écrit un roman : il faut trouver la voix, entrer dedans, mais comment fait-on pour en sortir ?
COLUM MC CANN- Comment se défait-on d'un personnage comme Dalva ? Comment as-tu vécu sa mort ?
JIM HARRISON -
IIl m'est arrivé une chose très étrange. Il y a, autour de la frontière mexicaine, un oiseau très rare. Tellement rare que je connais un type qui vit dehors depuis trente ans et qui n'en a jamais vu un seul. Au moment où j'en ai eu fini avec Dalva, j'ai été attiré par un mouvement à l'extérieur, j'ai regardé par la fenêtre de mon bureau de la Hard Luck Grange, et je l'ai vu : une femelle parée de toutes ses couleurs incroyables
.


Extrait d'une ITW de Jim Harrison et Colum Mc Cann publiée dans les Inrocks . J'ai lu ce texte dans le magnifique site  Jim Harrison.free.fr , ce matin.  Après ça, comment voulez-vous passer une  journée calme et sereine? 

mardi 25 octobre 2011

Mrs Livingston



"-Vas-y, dit Carella. Enfonce-la.
Meyer leva la jambe droite, se repoussa du mur d'un coup d'épaule et appuya violemment son pied sur la serrure. La porte vola en éclat à l'intérieur. Meyer la suivit, revolver au poing :
-Bougez pas ! hurla-t-il.
Et le petit homme maigre qui était en devoir de passer par la fenêtre sur l'escalier de secours extérieur s'immobilisa, indécis, à cheval sur le rebord.
-Vous allez vous faire mouiller, là-dehors, papa, dit Meyer.
L'homme hésita encore un instant, puis il ramena sa jambe dans la pièce. Meyer regarda ses pieds. Il n'avait pas de chaussettes et souriait d'un air contrit à la femme qui se tenait près du lit. Elle était en combinaison , sans culotte ni soutien-gorge.C'était une grosse femme molle d'une bonne quarantaine d'années, les cheveux rouges teints au henné, les yeux délavés au regard incertain d'ivrogne.
-Madame Livingston? demanda Carella.
-Ouais, et alors? Vous en avez du culot d'entrer comme ça chez les gens!
-Votre ami était bien pressé. Pourquoi?
-Je ne suis pas pressé, dit le petit homme maigre.
-Ah! non? Vous partez toujours par la fenêtre?
-Je voulais voir s'il pleuvait toujours.
-Oui. Il pleut toujours. Amenez-vous un peu par ici.
-Qu'est-ce que j'ai fait? gémit l'homme, mais il obéit vivement.
Meyer le palpa d'une main experte et extirpa de la ceinture du pantalon un revolver qu'il tendit à Carella.
-Vous avez un permis pour ça? demanda Steve.
-Tant mieux pour vous. Votre nom?
-Cronin. Léonard Cronin.
-Pourquoi étiez-vous si pressé de partir monsieur Cronin?
-Ne lui répons pas, Lennie. T'as pas à lui répondre, lança Mrs Livingston.
-Vous êtes avocate, madame? demanda Meyer.
-Non, mais...
-Alors ne donnez pas de conseil. On vous a posé une question, monsieur Cronin.
-N'y dis rien, Lennie!
-Ecoutez, Lennie, soupira patiemment Meyer, nous avons le temps.Nous, nous ne sommes pas pressés. Vous pouvez parler ici, ou au poste, nous on s'en fiche. Cherchez ce que vous voulez nous dire, et dites-le. En attendant, mettez vos chaussettes, et vous, madame Livingston, je vous conseille de mettre un peignoir ou quelque chose, avant que nous n'allions deviner qu'il se passait des choses, dans cette pièce. D'accord?
-Je n'ai pas besoin de peignoir. Ce qu'il y a à voir, vous l'avez déjà vu, alors.



Dans la petite salle des interrogatoires, le lieutenant Byrnes disait:
-Vous avez votre franc parler, madame Livingston, on dirait?
-J'aime pas qu'on vienne me tirer de chez moi comme ça.
-Cela ne vous a pas gênée d'être traînée dehors en combinaison?
-Non. Je me soigne. Je ne suis pas mal faite.
.........../
Et soudain, Mrs Livingston se mit à pleurer.
Immobile, très droite sur sa chaise, elle ne sanglotait pas, ses épaules ne tressautaient pas. Ce n'était plus qu'une pauvre femme agressivement rousse, une femme vieillissante en combinaison rose, aux seins lourds et aux yeux délavés, qui laissait ruisseler les larmes sur ses joues flétries, en silence.
-Je vais vous chercher un manteau, un vêtement quelconque, dit le lieutenant.
-J'en ai pas besoin. Je me fous qu'on me voie, je m'en fous. Tout le monde peut voir ce que je suis. C'est pas difficile. J'ai pas besoin de manteau. C'est pas un manteau qui cachera ce que je suis.
Byrnes la laissa dans la petite pièce, pleurant sans bruit sur sa chaise."


Nous achevons (temporairement) la période Mc Bain avec ces extraits de "Give the boys a great big hand" (La main dans le sac-1960). Sourire, émotion , bref, du grand art.

lundi 24 octobre 2011

Une question d'adaptation


En lisant King's Ransom (Rançon sur un thème mineur-1959) de Mister Mc Bain, je m'esclaffe  (eh oui, il m'arrive encore de m'esclaffer, mais c'est essentiellement en position couchée )
- Mais bon sang de bonsoir, c'est le scénario du film de Kurosawa,(1) mot pour mot !
Alors, tout tremblant, je regarde les dates : 1959 pour le bouquin et 1963 pour le film. Je frémis (toujours en position allongée, c'est fréquent, pas de quoi épiloguer) et me pose la question: y'aurait-il plagiat?
Mais bien sûr que non ! En consultant le catalogue Wildcat du fan Scorcese, j'apprend que Mc Bain , sous le nom d'Evan Hunter a bien collaboré au script du maître japonais.
L'adaptation littéraire, on le sait, n'est pas une entreprise facile. Le résultat, on le sait aussi, est presque toujours décevant. Vous voulez quelques exemples?...Citons pêle-mêle les romans de Manchette (inutile de revenir sur ces tristes chapitres),ceux de Westlake (ah ! le" Two MuchUn Jumeau Singulier adapté par le pourtant respectable Yves Robert avec Pierre Richard !!!!) vous voulez vraiment d'autres exemples?
La méprise, car méprise il y a, vient très souvent de la très fameuse intrigue bien ficelée, suffisante, au moins aux yeux des cinéastes et producteurs, pour assurer un script du même niveau. Les petits malins oublient que les maîtres du polar ne réservent pas leur imagination débordante à la seule intrigue. Ils ont aussi le pouvoir de créer une atmosphère particulière, un monde où les amateurs que nous sommes aiment à s'enfermer (en position couchée) ne retombant dans le monde normal ,sans Dortmunter ni Carella (beurk)  qu'après la dernière ligne.
Pour l'adaptation on ne peut plus réussie dont nous parlons, Kurosawa a transposé son propre monde dans sa propre époque. L'histoire de cet homme riche dont la réussite force le respect de ses sbires et qui se retrouve  devant un  grave cas de conscience ( payer une forte rançon pour un gamin, celui de son chauffeur) est avant tout universelle. L'homme japonais  du film n'agit pas comme l'homme américain du bouquin. Le flic américain  (Carella) n'a pas les mêmes méthodes que ses collègues nippons. Mais, la question elle, reste toujours la même :  doivent-ils perdre tout sentiments humains au profit de leurs seules réussites?
La réponse est glissée entre les lignes et dans le noir et blanc de l'image et des cadrages.
Quel polar, quel film!
Julius Marx

(1) "Tangoku to Jigoku" ou High and Low" ou bien encore " Le ciel et l'Enfer" 1963.  Pour le résumé et la critique totalement subjective de ce chef d'oeuvre, se reporter à l'article de l'excellent blog "Toutlesautressappellenthal.Wordpress.com".

vendredi 21 octobre 2011

Welcome to Isola


Isola, c'est la ville d'Ed Mc Bain. Une ville imaginaire, certes, mais si réelle pourtant.
Dans cette ville, l'auteur s'intéresse plus particulièrement au commissariat du 87ème district et à ses inspecteurs. Et il fait beaucoup plus que de s'y intéresser, il les passe au grill, ses petits poulets!
Mc Bain accorde une part plus importante aux personnages qu'à l'intrigue ( il n'y a que les télé-cinéastes pour penser que l'intrigue seule est largement suffisante... les pauvres! Abandonnons-les à leur triste sort.)
Nous vivons avec les inspecteurs du 87 ème et l'enquête est le plus souvent prétexte à détailler, à analyser soigneusement, les flics et les habitants d'Isola. La radioscopie de Mc Bain fait mal ! Ainsi, dans The killer's choice (Victime au choix-1958) nous découvrons le patron d'un magasin de spiritueux beaucoup plus préoccupé par son stock d'alcool que par son employée qui vient d'être assassinée. Mais aussi dans Killer's Payoff (Crédit illimité- 1958)  le gérant d'un magazine populaire qui apprend la première phrase des grands romans  classiques par coeur etc..
Mais, revenons à notre basse-cour. Avec une habileté diabolique, Mc Bain nous fait découvrir ( plus efficacement que les instituts de sondage) une sorte de panel représentatif de cette société. S'il "donne" dans chaque roman son heure de gloire à chaque flic, c'est bien l'inspecteur Steve Carella (l'italo-américain) le médiateur et le modérateur du groupe. Un Mc Bain sans Carella (il en existe) c'est comme des pâtes sans parmesan. Les autres inspecteurs , vous les découvrirez seuls, petits veinards. Voyez maintenant comme Mc Bain nous présente Arthur Brown.
"Arthur Brown n'était pas un homme patient. Il avait eu la malchance de venir au monde avec la peau noire et un nom qui insistait encore sur sa couleur. Les racistes avaient vraiment de quoi s'amuser. Parfois, il se disait qu'il pourrait peut-être changer son nom et se faire appeler Goldstein, pour faire plaisir auxdits racistes qui s'en donneraient alors à coeur joie. Son impatience était née d'une attente perpétuelle. Arthur Brown regardait un homme et savait instantanément si sa couleur de peau allait ou non devenir une barrière infranchissable. Sachant cela, il attendait l'inévitable, avec impatience. Il était comme un homme assis sur un baril de poudre, une mèche allumée à la main, allumée par les hasards de la naissance et de la pigmentation."
Killer's Payoff (Crédit illimité) 1958

Bon, vous l'avez compris, il faut lire (ou re-lire) Mc Bain pour découvrir Isola, cette ville-femme comme il l'appelle lui-même dans The mugger(Le Voleur-1956)
"La ville ne peut être qu'une femme...
Vous l'avez connue, reposée après le sommeil, pure, avec ses rues vides..
Vous l'avez connue brûlante et irritable, frémissante d'amour ou de haine, provocante, soumise,cruelle, injuste, douce et poignante.
Elle est vaste et s'étale, parfois vautrée dans la crasse, et parfois elle pousse des cris de douleur et parfois aussi des râles d'extase.."

jeudi 13 octobre 2011

Un vieux béguin


-Tu as toujours ton ancienne passion pour moi, hein? demanda-t-elle avec un peu d'orgueil.
-Oui
-C'est formidable pour toi, dit-elle. Avoir une passion dans la vie. Un vieux béguin. Un vieux béguin qui ne meurt jamais, c'est comme ces saletés de grosses godasses anglaises que les riches portaient autrefois. L'illusion  d'une vie éternelle. C'est ce qu'elles donnent comme illusion. On achète une paire de ces beautés quand on sort de pension et quarante ans après on vous conduit au cimetière avec les mêmes pompes marrons aux oeillets brillants. C'est à peu près ce que me fait le coup de la vieille passion.
-Est-ce que tu peux me tailler une pipe?
-C'est de la poésie pure, Lucien.... J'ai rencontré un couple au restaurant d'Alabama Jack en Floride, qui m'a dit t'avoir rencontré en Amérique du Sud. Ils m'ont dit que tu avais une femme merveilleuse, une très belle fille, mais tu n'étais pas attentif et tu avais l'air de vouloir rejoindre le programme spatial.
-J'ai rejoint l'Agence d'information des Etats-Unis. Est-ce que ça ne leur suffisait pas?
-Apparemment non. Ils étaient tout à fait sérieux.
Lucien gratta de l'ongle le cadran de sa montre.
-Ecoute, dit-il, est-ce que c'est aussi terrible que ça d'avoir toujours ces sentiments à ton égard? Tout le monde n'a pas une image aussi heureuse de son passé.
-C'est moi la première fille avec qui tu as couché? demanda-t-elle avec une joie épouvantable.
-Presque
-Presque ! (Elle était stupéfaite) .Je t'ai raté de combien?
Il y a eu une fille Assiniboine vraiment gentille à Plentywood quand je faisais partie de l'équipe de base-ball.
-On dirait que tu as toute une collection de souvenirs très agréables, dit Emily avec une indignation qu'elle ne cherchait pas à dissimuler.
Lucien leva un doigt prudent.
-Rappelle-toi, tu couchais avec le médecin, ma petite.
-Ce type, dit Emily. Ne t'inquiètes pas pour ce salaud. Je l'ai descendu.
Thomas Mc Guane " La source Chaude" (1O/18)
En lisant ce texte, j'imagine  une véritable scène de film. Dialogues parfaits, indispensables respirations. Il ne manque rien, tout est présent .
Allez... moteur.

mardi 11 octobre 2011

Danseur


La page d'avant-propos de  Danseur  de Colum Mc Cann  est la suivante :
"Ce que nous (moi, du moins) qualifions sans hésiter de souvenir, à savoir un instant, une scène ou un fait , liés à un support qui les sauve de l'oubli, est en réalité une forme de récit qui, en pensée, se poursuit sans arrêt, et qui change souvent avec la narration. La vie comporte trop d'émotions et d'intérêts contraires pour être acceptée comme un tout, et sans doute le travail du narrateur consiste-t-il à arranger les choses pour arriver à ce but.
Quoi qu'il en soit, chaque fois que nous parlons du passé, nous mentons comme nous respirons."
William Maxwell (Au revoir, à demain)
Explicite non? Mc Cann  nous propose un livre de souvenirs , arrangé par ses soins , et écrit à plusieurs mains.
La page suivante est semblable à une coupure de presse que l'auteur aurait découpée en 1961 et qui rappelle les fameuses " unes" de Dos Passos dans son USA.  Ensuite Mc Cann ne s'accorde que les trois ou quatre pages suivantes pour abandonner enfin le récit à plusieurs personnages. Ce  savant découpage apporte  rythme, cadence et tempo. Les narrateurs-danseurs ont chacun leur manière d'écrire, leur façon particulière d'appréhender les évènements.  Ainsi Rudik (le personnage principal largement inspiré de Rudolf Noureïev) livre ses sentiments dans une forme-journal. Si ce récit composé (on pourrait même dire re-composé) garde un rythme soutenu, c'est encore une fois la formidable humanité  des personnages qui frappe. Une belle gifle en pleine face. Pour lire Mc Cann, il faut être un peu masochiste !
C'est sublime, et pour tout dire indispensable.
Colum Mc Cann  Danseur ( Belfond)

vendredi 7 octobre 2011

Extrait



Je n'ai pas pu résister.
Bientôt, c'est promis, je vais écrire un article  sur Danseur de Colum Mc Cann. Je vais me lancer dans une analyse complète (du moins je le pense) avec son mode de narration si particulier etc.. Mais, en lisant ce passage,  ce matin, je n'ai pu m'empêcher de le recopier. C'est pour vous.
(Il faut savoir que le narrateur dans cet extrait est un vieil homme qui vit avec une ancienne danseuse)
"L'après-midi, après une sieste somme toute clémente, je découvris Anna derrière le paravent au bout du lit, enfilant sur la pointe des pieds le costume de sa dernière représentation, trente-trois ans plus tôt.
Dans ce long tutu pâle, ma femme ressemblait un peu à un renvoi au bas de la page de son passé.
Gênée, elle s'est mise à pleurer, et puis elle s'est changée. Ses petits seins se balançaient sur ses côtes.
C'est le désir qui nous inspirait jadis, pas les souvenirs."

jeudi 6 octobre 2011

Aucune image

Il est là, posé sur mes genoux ... Mon appareil photo. Pour une fois, j'ai bien pensé à recharger cette fichue batterie. Pour tout dire, je suis opérationnel, rien ne pourra m'échapper !
Un seul petit bémol pourtant : la pluie, c'est un véritable déluge. Je me demande comment Houphouët ( notre chauffeur) peut bien  apercevoir la route avec ce rideau opaque devant les yeux.
Qu'importe, je me rassure en pensant qu'ici, les nuages s'en vont aussi vite qu'il sont arrivés.
Pourtant, sur le pont qui nous fait basculer en zone 4, c'est l'apocalypse. J'aperçois une petite barque, plus bas, sur la lagune, juste sous la haute tour de l'hôtel Ivoire. Fouettée  par les bourrasques de vent , elle tangue dangereusement. Je me demande qui est le plus en sécurité : les pêcheurs sur leur coque de noix ou bien nous,  les cinq passagers recroquevillés dans leur habitacle surchauffé, les yeux rivés sur ce qu'on doit bien appeler une route mais qui, dans le cas présent  ressemble  plutôt  à un torrent.
Nous quittons le quartier des super-marchés et autres boutiques luxueuses. Aussitôt, nous pénétrons dans un autre monde. Ici, pas le moindre immeuble . Rien que des baraques agglutinées en bordure de route. Quatre planches et une tôle suffisent pour un commerce, quelques briques et deux chaises pour un café, la terre et un parasol seulement  pour  les vendeuses de fruits et légumes.
En quittant la route à double voies, nous nous enfonçons dans le quartier de BJ. S'enfoncer est le verbe adéquat. Le chemin de terre et de boue  est si raviné que la voiture bascule sans arrêt vers l'avant. Nous allons  droit vers l'océan avec la désagréable impression d'y être déjà plongé. A l'extérieur, d'autres commerces : ceux des marchands d'alcool, des guérisseurs ou des missions évangéliques ; la sainte trinité du "aide -toi et le ciel t'aidera" .
Enfin, c'est le village que nous sommes venu visiter. Des baraques de planches alignées sur le sable, mais aussi de  simples maisons, quelques-unes seulement,  achevées avec un toit et une porte. Dès notre descente de voiture, les enfants nous entourent. La pluie a enfin cessé, c'est peut-être un signe. Ils nous escortent en riant, en poussant des cris de joie. Nous devons avancer, pas de temps à perdre, on nous attend...  
Fixée  sur un  mur d'enceinte, une banderole peinte annonce le  but de la manifestation du jour : "protégeons nos enfants, inscrivons-les à la mairie dès la naissance".
-Avec un état-civil, l'enfant existe.. m'explique la présidente de l'ONG qui nous a invité.
Bon, je prendrai une photo de la banderole plus tard . Pour l'instant, entrons dans l'enceinte.
Dès notre entrée, un millier de gamins  en tee-shirt et casquettes se mettent à crier, à applaudir.
Nous traversons l'arène en saluant. Sous le choc, je me demande ce que je fiche ici, je veux faire marche arrière. Les gens d'autres ONG qui m'accompagnent me pousse vers l'avant. L'enceinte est décorée de ballons multicolores, de guirlandes. Les enfants sont rangés, probablement par ordre de taille, de chaque côté d'une estrade de fortune. Ils applaudissent toujours.
Droit devant, nous apercevons nos chaises réservées. A notre gauche des parents, à notre droite, les chefs coutumiers. Pendant que je serre des mains, je ne peux m'empêcher de jeter un oeil en direction des enfants. Celui-là, devant, assis en tailleur avec  sa casquette beaucoup trop grande. Cette fillette qui danse, ses copines qui frappent dans leurs mains...
Une grande partie de ces enfants sont des déplacés. 
-C'est à dire des orphelins ... Ils ont perdus leurs parents... La crise, vous comprenez?
-Oui, la crise..
La responsable de l'ONG veut nous présenter un des ses protégés.
Est-ce que nous  remarquons ces entailles sur son corps ?
-Regardez aussi celui-la... Il faudra bientôt changer sa prothèse, il grandit !
-Oui, nous voyons...Oui.
Heureusement, les discours arrivent. C'est bien la première fois que j'accueille les discours avec un certain soulagement.Les enfants applaudissent encore.
Puis, place au spectacle. Les enfants ont répétés des pas de danse. La sono grésille mais qu'importe, les cris des enfants sont beaucoup plus forts. Un groupe a préparé une petite pièce de théâtre. Des scènes si vivantes    et réalistes qu'elles  font pleurer la responsable de l'ONG.
Le spectacle se termine par une grande distribution de tee-shirts et de biscuits. Perché sur l'estrade,  un animateur assène une fois de plus  les messages du jour entre deux sifflements stridents expulsés par la sono.
Je sors totalement groggy de l'arène.
Dans la voiture, nous restons tous silencieux. Ce n'est que bien plus tard, après une petite pause au bord de l'océan, que je prends ma première et unique photo de la journée. Je respire un peu mieux..





Je te salue, vieil océan...
Julius Marx

mardi 4 octobre 2011

Revue de presse


"La situation du pays reste très "compliquée" . On peut aisément s'en rendre compte en lisant les journaux.
Ici, les unes sont placardées sur de grandes planches disposées au bord de la route, sur le trottoir.
Dès le matin, les petits groupes de lecteurs se forment. Chose assez rare, tous lisent en silence et ne commentent pas l'actualité du jour.
Oui, situation très complexe car, à première vue, les deux forces en présence pendant les affrontements post-électoraux sont toujours  plus que jamais confrontés. Les journaux d'opposition  s'affirment et leurs gros titres visent à frapper le lecteur.Vue  d'Europe, "la crise" se résumait à un simple combat (légitime) du bien contre le mal. Les" unes" prouvent le contraire.
Et puis, dès la lecture des choses sérieuses achevée, le regard  glisse lentement, plus bas, vers les pages sportives, ou  plus bas  encore sur ceux d'une autre presse.
Voici les gros titres de la presse  dite à sensation. Nous sommes étonnées d'apprendre qu'un artiste Zouglou (genre musical proche du Rap) est homosexuel ! Que la totalité des femmes d'Abidjan va bientôt disparaître à cause d'un produit de beauté prohibé, pendant qu'un autre produit miracle redonne force et vitalité, des témoins sont là pour le prouver,  qu'on a retrouvé le corps d'un sage mort depuis 25 ans, en excellent état...
Sur la route du retour, un jeune homme au sourire éclatant  veut me serrer la main . Il m'appelle "mon frère" et me refile une feuille pliée en quatre. Je lis :
"Dieu est-il injuste ? 
Cher frère, chère soeur,
pendant que vous avez encore le souffle de vie,
nous vous invitons à  vous détourner du péché 
et à donner réellement votre coeur à Jésus-Christ.
Repentez-vous et saisissez la main tendue du seigneur."

Je suis satisfait d'avoir encore un souffle de vie, pourtant je frémis, je tremble..

Julius Marx