jeudi 11 avril 2013

Colère

                         Un salut aux cent mille étoiles




Américains, êtes-vous endormis?
Vous ne savez pas que le deuil n'a pas la même signification ici et là-bas. Ici, en Amérique, vous prenez le deuil dans le luxe et, quand un de vos blonds soldats est tué, mais tué pour de bon, de la façon dont ils savent tuer là-bas- cerveau éclaté, membres dispersés, sexes stupidement arrachés, fesses à l'air- par un soldat viêt-cong, la mère-ou la veuve- ira se choisir de longs voiles de crêpe qui sont une parure neuve et peut-être souhaitée, et la famille du soldat mort accrochera une petite étoile à la fenêtre de sa maison.
La mort de vos enfants est un prétexte pour décorer votre maison. Et, comme il n'y a rien de plus scintillant que les étoiles, dans le ciel et sur terre, j'imagine que vous espérez la mort de  beaucoup de vos fils, au Vietnam.
Et là-bas? Et bien , là-bas, c'est là-bas. Dans le cimetière que vous n'arrêtez pas de creuser sauvagement avec vos bombes, il n'y a pas de deuil. Il n'y a pas une seule famille qui se drape dans du crêpe et, pour elles, il n'y a plus d'étoiles dans le ciel. Pas une seule famille n'a plus la moindre place pour ce qui serait de l'affliction; aussi la haine et la science de la haine supplantent-elles tout le reste dans leur coeur.
Vous dans votre campagne à l'air trop pur, dans vos villes éternelles pour quelques années encore seulement, vous n'avez jamais vu un viêt-cong, et vous croyez que les hommes que vos fils sont allés chasser comme dans une sorte de safari, offrant dans l'escalade de leur offensive la faiblesse des redondances grammaticales, sont des gens semblables à vous.
(Soit dit en passant : je crois que vous êtes en train de perdre la guerre parce que vous ignorez tout des élégances de la syntaxe.)
Au lieu d'écouter votre Texan(1), votre Westmorland(2), votreAbrams(3), ou vos ordinateurs, si seulement vous laissiez les Femmes Folles (4) qui sont parmi vous- vos mères et vos veuves- délirer librement, vous pourriez découvrir dans leur délire le raisonnement subtil encore capable de vous sauver de la catastrophe : mais vos idées, les vôtres propres, sont trop adipeuses et trop engagées, avec leur adiposité, dans la deuil.
(Vous êtes en train de perdre cette guerre parce que vous n'écoutez pas le chant des hippies.)
Etes-vous en train de rêver, fermiers de la libre Amérique?
Travaillez bien, et efficacement, et défoliez,(5) rasez toutes choses, détruisez le pays en surface et, sous terre, sous un millier d'étoiles, ce peuple aux pommettes hautes et aux yeux bridés, ce peuple joyeux
( car l'intelligence est dispensatrice de joie) continuera à vivre, nourri par la haine qu'il vous porte.
Jean Genet 
Un salut aux cent mille étoiles 
(Extraits)
in L'ennemi déclaré (Gallimard -1991)

Pour une meilleure appréhension de ce texte , on gardera en mémoire qu'il avait, à l'origine, été écrit pour être  publié dans un magazine sophistiqué et de grande diffusion, qui s'adressait à des lecteurs issus, majoritairement, des classes supérieures de la société américaine. Ce qui explique en partie l'agressivité  contenue dans ces lignes. Après le refus du magazine Esquire, l'article a donc été publié dans l'Evergreen Review, revue d'avant-garde, au public averti ,que les provocations les plus extrêmes n'émouvaient pas, pour peu qu'elles émanent d'un "grand écrivain."
On n'oubliera pas non plus le contexte historique dans lequel l'article a été écrit.
Après une courte trêve , les bombardements américains sur le Vietnam du Sud avaient repris de plus belle le 11 août 1968. En l'espace de deux ans, près de deux millions de tonnes de bombes avaient été déversées sur le pays et l'effectif des soldats américains était passé de 75000 hommes en 1965 à  530.000 en 1968.

(1) Lyndon Johnson
(2) Commandant  en chef des troupes américaines au Vietnam
(3) Homme politique, ami du président et très influent.
(4) Traduction de Mad Women : expression en usage pour désigner les femmes exprimant publiquement la douleur du deuil ou de la disparition d'un fils , d'un mari ou d'un frère.
(5) Le trop fameux agent orange,  puissant défoliant  mis au point par Monsanto , entre autre, que l'aviation  répandait  sur les campagnes et les forêts dans le but de chasser les habitants des campagnes vers les villes.
Traduction  Mirèze Akar.
Notes et explications extraites du livre de Gallimard cité plus haut.
Photo Henri Huet / Bong Son/ Vietnam / 1966

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