jeudi 18 avril 2013

Littérature de l'ombre


Le roman d'espionnage  de John Le Carré est sombre, très sombre même. Si les intrigues  n'ont rien à envier à celles de leur cousin le Noir américain, le genre, pourtant, reste vraiment différent et c'est surtout du côté des personnages qu'il faut chercher cette différence.
L'espion  Le Carré appartient à un service structuré ( même si les vénérables membres  du personnel de la maison mère passent une grande partie de leur temps à chercher comment faire dégringoler un collègue de son piédestal) à une belle et grande corporation.
Une corporation qui a le sens et le respect de la hiérarchie et surtout de la Nation.
Face au privé américain qui agit le plus souvent seul et de manière désespérée, l'espion travaille en équipe. C'est ensemble que les membres de la famille organisent, surveillent, éliminent  et rédigent leurs notes de frais.
Et puis, surtout, l'espion ne combat pas la société marchande, il travaille pour sa survie. L'espion lutte pour que les hommes puissent encore jouir de toutes ces merveilleuses valeurs du monde capitaliste en écrasant de manière systématique et brutale les vils socialistes de l'autre camp.
Plus tard, on verra apparaître les espions modernes de type Bond dont le combat sanctifiera  encore ces mêmes valeurs de manière éhontée  ( voyez le dernier opus de la saga filmographique sponsorisé par les marques de soda ou d'ordinateur.)
L'époque de John Le Carré est heureusement encore une époque de  gens très comme il faut.
Lisez cet extrait dostoïevskien où le très distingué Smiley/ Trofinovitch rend visite à la vénérable Sachs/Varvara Petrovna.

"La porte s'entrebâilla, retenue par une chaîne; un corps apparut dans l'ouverture.
Pendant que Smiley au même instant faisait tous ses efforts pour voir qui d'autre se trouvait à l'intérieur, deux yeux sagaces, humides comme ceux d'un bébé,le toisaient, remarquaient sa serviette et ses chaussures éclaboussées de boue, remontaient rapidement pour regarder par-dessus son épaule dans l'allée, puis revenaient l'inspecter. Un charmant sourire finit par s'épanouir sur ce visage sans couleur et Miss Connie Sachs, ex-reine de la Documentation au Cirque, manifesta une joie sincère.
"Georges Smiley, s'écria-t-elle avec un petit rire timide tout en l'entraînant dans la maison. Mon pauvre chéri, je croyais que c'était quelqu'un qui venait me vendre un aspirateur, et voila que c'est Georges!"
Elle referma la porte derrière lui, très vite.
C'était une grande femme, plus grande que Smiley d'une tête. Une crinière de cheveux blancs encadrait son large visage. Elle portait une veste marron, genre blazer, et un pantalon avec un élastique à la taille, et elle avait le ventre qui pendait comme celui d'un vieil homme. Un feu de coke rougeoyait dans l'âtre.
Des chats étaient allongés devant et un épagneul gris pelé, trop gras pour bouger, était vautré sur le divan. Sur une table roulante étaient disposées les boîtes de conserve et les bouteilles qui constituaient ses réserves de vivres et de boisson. De la même prise multiple elle puisait le courant pour son poste de radio, son réchaud électrique et son fer à friser..../
/.... Elle avait du mal à boire. Ses doigts arthritiques étaient tordus vers la bas comme s'ils avaient tous été brisés dans le même accident, et son bras était raide. "Tu es venu tout seul, Georges? demanda-t-elle en pêchant  une cigarette dans la poche de son blazer. Nous ne sommes pas accompagnés, n'est-ce pas?"
Il lui alluma sa cigarette et elle la prit comme une petite sarbacane , les doigts sur le dessus , puis elle l'inspecta de ses petits yeux malins et roses. "Alors, méchant garçon, qu'est-ce qu'on veut de Connie?
-Sa mémoire.
-Quelle partie?
-Nous allons évoquer quelques vieux souvenirs.
-Tu entends ça, Flush? cria-t-elle à l'épagneul. Ils commencent  par me flanquer dehors avec un vieil os et puis ils viennent me supplier. Quels souvenirs, Georges?"

John Le Carré
La taupe
(Bouquins-Robert Laffont)
Photo: Alec Guinness  dans "Smiley's people" BBC (1970)

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