vendredi 26 avril 2013

Nouvelles d'une Tunisie libre




Les années passaient. L'aller et  retour des saisons emportait la vie brève des animaux, et le  temps vint où les jours d'avant le Soulèvement ne leur dirent plus rien.
Seuls la jument Douce, le vieil âne atrabilaire Benjamin, le corbeau apprivoisé Moïse et certains cochons se souvenaient encore.
La chèvre Edmée était morte; les chiens, Fleur, Constance et Filou, étaient morts. Jones lui-même était mort alcoolique, pensionnaire d'une maison de santé dans une autre partie du pays.
Désormais les animaux étaient bien plus nombreux, quoique sans s'être multipliés autant qu'on l'avait craint dans les premiers jours. Beaucoup étaient nés pour qui le Soulèvement n'était qu'une tradition sans éclat, du bouche à oreille.
De l'alphabet, aucun d'eux ne put retenir que les deux premières lettres. Ils admettaient tout ce qu'on leur disait du Soulèvement et des principes de l'Animalisme, surtout quand Douce les en entretenait, car ils lui portaient un respect quasi-filial, mais il est douteux qu'ils y aient entendu grand-chose.
De la semaine de trois jours, des installations électriques, de l'eau courante chaude et froide, on ne parlait plus. Napoléon avait dénoncé ces idées comme contraires à l'esprit de l'Animalisme. Le bonheur le plus vrai, déclarait-il, réside dans le travail opiniâtre et l'existence frugale.
On eut dit qu'en quelque façon la ferme s'était enrichie sans rendre les animaux plus riches - hormis, assurément les cochons et les chiens. C'est peut-être, en partie, parce qu'il y avait tellement de cochons et tellement de chiens. Et on ne pouvait pas dire qu'ils ne travaillaient pas, travaillant à leur manière.
Ainsi que Brille-Babil l'expliquait sans relâche, c'est une tâche écrasante que celle d'organisateur et de contrôleur, et une tâche qui, de part sa nature, dépasse l'entendement commun.
Brille-Babil faisait état des efforts considérables des cochons, penchés sur des besognes mystérieuses. Il parlait dossiers, rapports,minutes, memoranda. De grandes feuilles de papier étaient couvertes d'une écriture serrée, et dès qu' ainsi couvertes, jetées au feu. Cela, disait encore Brille-Babil, était d'une importance capitale pour la bonne gestion du domaine. Malgré tout, cochons et chiens ne produisaient pas de nourriture par leur travail, et ils étaient en grand nombre et pourvus de bon appétit.
Quant aux autres, autant qu'ils le pouvaient savoir, leur vie était comme elle avait toujours été. Ils avaient le plus souvent faim, dormaient sur la paille, buvaient l'eau de l'abreuvoir, labouraient les champs. Ils souffraient du froid l'hiver, et l'été des mouches. Parfois les plus âgés fouillaient dans le flou des souvenirs, essayant de savoir si, aux premiers jours après le Soulèvement, juste après l'expropriation de Jones, la vie avait été meilleure ou pire qu'à présent. Ils ne se rappelaient plus.
Il n'y avait rien à quoi comparer leurs vies actuelles; rien à quoi ils pussent s'en remettre que les colonnes de chiffres de Brille-Babil, lesquelles invariablement prouvaient que tout toujours allait de mieux en mieux. Les animaux trouvaient leur problème insoluble. De toute manière, ils avaient peu de temps pour de telles méditations, désormais. Seul le vieux Benjamin affirmait se rappeler sa longue vie dans le menu détail, et ainsi savoir que les choses n'avaient jamais été, ni ne pourraient jamais être bien meilleures ou bien pires-la faim, les épreuves et les déboires, telle était, à l'en croire, la loi inaltérable de la vie.
Georges Orwell
Animal Farm / 1945
Folio

Dans un premier temps, j'avais décidé d'adapter le texte pour qu'il colle un peu plus encore  à la situation du pays. Et puis, à part changer  les cochons en moutons, pour les fonctionnaires ( plus plausible dans ce pays ) je n'ai pas trouvé ce que je pouvais faire de mieux. Hélas.
Julius Marx

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