Aujourd'hui, il nous raconte l'histoire d'un autre conteur.
Le griot
Le grain de maïs n'aura
jamais
raison face à la poule.
(Proverbe Béninois)
Aucune histoire n'a jamais
peut-être autant scandalisé la population de Barnes que celle du
griot.
Dans le train qui le
ramenait ce soir-là vers notre capitale, assis entre deux gendarmes,
le griot Oumar Touré, conteur et musicien sénégalais, se sentait fort
malheureux, mais il ne pleurait point. Même enveloppé dans son
anorak avec capuche et col de fourrure, il frissonnait.
Qu'était-il arrivé à ce
géant large d'épaules orné d'une longue barbe en éventail formant
comme une serviette sur sa poitrine ? Pourquoi ces gens qui l'avaient
accueilli le matin même d'une manière si chaleureuse, si
prévenante, s'étaient-ils subitement transformés en bêtes féroces
? Il n'en avait pas la moindre idée. Décidément, l'homme blanc se
montrait toujours imprévisible. Il se demandait s'il parviendrait un
jour à percer le profond mystère qui entourait ce peuple qui lui
faisait penser à la mer lorsqu'elle se fâche et que ses vagues en
colère détruisent les cabanes branlantes de son village.
Il tenta de se remémorer
les événements de cette pénible soirée dans un ordre
chronologique.
Dès le début de son
spectacle, comme il le faisait à chaque représentation, il avait
repéré quelques visages d'enfants au premier rang. Ces histoires,
il les racontait d'abord pour eux. Son art, légué par ses ancêtres
était fondé sur la connaissance et le partage, aussi avait-il prit
l'habitude de jouer avec les réactions des plus jeunes, ceux dont le
cerveau n'avait pas encore été blanchi par la télévision. Il
prenait soin de les faire participer au spectacle, échangeant avec
eux rires, chansons et quelques préceptes de morale. A ses yeux,
leurs sourires devenaient beaucoup plus importants que le maigre
cachet versé par l'association culturelle qui l'engageait pour la
soirée.
Les adultes riaient aussi,
bien sur, et quelquefois même de bon coeur, mais dans leurs yeux il
percevait encore la supériorité du colonisateur.
Si certains se gaussaient,
une bonne partie du public prenait bien garde de ne jamais laisser
transparaître ses sentiments, affichant des expressions hautaines et
sérieuses car, au pays de l'homme blanc, il ne faut jamais se
comporter comme un enfant.
Le drame se produisit
alors qu'il contait l'histoire de la belle princesse Fatoumata
condamnée à partager sa vie avec un horrible crapaud buffle.
-Je vis l'enfer sur terre,
se lamentait la jeune princesse par la voix du conteur.
Quand mon mari me regarde
avec ses gros yeux globuleux , je me sens défaillir. Il s'approche
de moi et...Pouah ! c'est affreux ce qu'il peut sentir mauvais !
Les enfants éclatèrent
de rire.
-Vous ne pouvez pas
imaginer un pareil supplice, poursuivait le conteur en faisant une
horrible grimace, il sent la vase et le caca d'éléphant !
Les enfants jubilaient.
Certains se pincèrent le nez.
-Bien sûr, il est très
riche, mais, cette odeur... pouah!
Le conteur se tenait
maintenant tout près des jeunes enfants.
Dans votre pays, on dit
que l'argent n'a pas d'odeur. Eh bien , mes enfants, je peux vous
dire que c'est faux. Parfaitement, il n'y a rien de plus faux ! Le
mien....
-Il sent la vase et le
caca ! reprirent les enfants dans un choeur parfait.
-Oui, exactement approuva
le griot en secouant la tête.
Puis, il s'était emparé
de sa calebasse et s'était mis à frapper en cadence sur
l'instrument de musique.
Surexcités, les enfants
l'accompagnaient maintenant en tapant dans leurs mains en cadence, en
frappant du pied sur le sol.
Et, au moment où la belle
princesse faisait disparaître son horrible mari avec l'aide d'un
prince charmant venu de la forêt, se produisit l'événement qui
allait déclencher le scandale.
Un homme rougeaud à gros
ventre, sanglé de force dans un costume pied de poule avec des yeux
globuleux et le visage couvert de boutons s'était levé brusquement,
bousculant au passage les spectateurs à ses côtés, jetant devant
lui et sans ménagement les quelques chaises qui lui barrait le
passage.
Il s'était retrouvé dans
l'allée principale de la petite salle ; s'était subitement
immobilisé en tendant son gros coup d'iguane en direction de notre
conteur. Ses yeux étaient totalement sortis de leurs orbites, sur
son visage en feu, de grosses veines pourpres palpitaient.
-Sale nègre ! avait-il
simplement crié avant de sortir.
Une grande brune avec un
cou d'autruche s'était alors levée à son tour et se dirigeait vers la
sortie entraînant à sa suite une autre femme couverte de bijoux
avec une corbeille de fruits rouges sur un chignon torsadé.
Un spectateur petit et
girond avec un nez busqué s'était posté face au conteur et le
fixait avec une expression de profond mépris.
-Vous devriez avoir honte
! avait-il craché. Après tout ce qu'on a fait pour vous!
Le conteur demeurait
hébété au centre de la scène. Il suait de peur mais ne laissa pas
percer sa faiblesse. Il n'aiment pas la musique, pensa-t-il en posant
sa calebasse.
Puis, alors qu'il
s'apprêtait à raconter l'histoire du caméléon qui a perdu la
mémoire, un grand cri venu du fond de la salle sonna la charge.
-Dehors ! Jetons le bamboula dehors!
Aussitôt, comme si le
public ulcéré n'avait attendu que cette injonction pour passer à
l'action, une foule incontrôlable avait envahi la scène.
Ils l'avaient presque
battu ! Un homme gras et rouquin, les yeux injectés de sang, était
même parvenu à le mordre au mollet ! Des femmes criaient comme des
hyènes en chaleur. Le griot avait bien tenté de filer,
mais, comme prendre la fuite quand une vingtaine d'animaux sauvages vous tombe sur le paletot ? Il lui était impossible de se soustraire des
griffes de cette meute et sans l'arrivée providentielle des hommes de la gendarmerie de Barnes il y a fort à parier
que cette soirée se serait achevée tragiquement.
Les blessés furent
secourus, les enfants raccompagnés à leur domicile, et tout rentra
dans l'ordre.
On devine l'inépuisable
matière que les feuillistes de périodiques à sensations ont réussi
à extraire de cette pénible histoire.
Il m'a été donné de
lire tant de choses grotesques et erronées dans l'unique but de
produire du piquant que je me dois de favoriser la cause de la vérité.
Apprenez que les habitants
de Barnes, en précipitant le petit drôle (2)
hors de la scène, n'ont fait que leur devoir.
Ces hommes et ces femmes,
tous de très bons citoyens de la commune, n'ont pas supporté de voir leur maire ainsi ridiculisé, couvert de honte, et de surcroît
par un étranger.
Même s'il n'est pas
interdit de rire de la profession et des déboires conjugaux de
l'autre dans le strict domaine privé, sur le territoire de Barnes se sont des choses qui ne se font pas devant un public. Et vous pouvez
en être certain, cela ne se fera jamais, tant que la civilisation régnera dans cette ville.Cette pénible histoire en offre la
preuve irréfutable.
Voici ce qui arrive
lorsqu'on se sert de la dérision comme le font hélas trop souvent
aujourd'hui les saltimbanques.
Comprenez moi bien,
j'affirme qu'il existe des artistes qui travaillent autrement qu'en
tourmentant inlassablement les honnêtes gens et leur popularité
n'est plus à démontrer même si leurs détracteurs parlent de
plates élucubrations.
Quant au griot, on raconte qu'il aurait totalement perdu l'usage de la
parole. Si ses congénères s'interrogent sur ce mutisme, nous savons
vous et moi que les causes en sont totalement naturelles.
(1) Voir l'histoire Le Frelon dans ce blog.
(2)- Allusion à l'histoire "Le
diable dans le beffroi " de E.A.Poe.
L'image illustrant ce texte est extraite du site Portamento Mediterranée et elle illustre une annonce du groupe ExtMusic.
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