lundi 2 décembre 2013

Le Griot

Et revoilà notre commissaire de police de la ville de Veninsart (1) , capitale de la Caïnie.
Aujourd'hui, il nous raconte l'histoire d'un autre conteur.





                                           Le griot


Le grain de maïs n'aura jamais
raison face à la poule.
(Proverbe Béninois)

Aucune histoire n'a jamais peut-être autant scandalisé la population de Barnes que celle du griot.
Dans le train qui le ramenait ce soir-là vers notre capitale, assis entre deux gendarmes, le griot Oumar Touré, conteur et musicien sénégalais, se sentait fort malheureux, mais il ne pleurait point. Même enveloppé dans son anorak avec capuche et col de fourrure, il frissonnait.
Qu'était-il arrivé à ce géant large d'épaules orné d'une longue barbe en éventail formant comme une serviette sur sa poitrine ? Pourquoi ces gens qui l'avaient accueilli le matin même d'une manière si chaleureuse, si prévenante, s'étaient-ils subitement transformés en bêtes féroces ? Il n'en avait pas la moindre idée. Décidément, l'homme blanc se montrait toujours imprévisible. Il se demandait s'il parviendrait un jour à percer le profond mystère qui entourait ce peuple qui lui faisait penser à la mer lorsqu'elle se fâche et que ses vagues en colère détruisent les cabanes branlantes de son village.
Il tenta de se remémorer les événements de cette pénible soirée dans un ordre chronologique.
Dès le début de son spectacle, comme il le faisait à chaque représentation, il avait repéré quelques visages d'enfants au premier rang. Ces histoires, il les racontait d'abord pour eux. Son art, légué par ses ancêtres était fondé sur la connaissance et le partage, aussi avait-il prit l'habitude de jouer avec les réactions des plus jeunes, ceux dont le cerveau n'avait pas encore été blanchi par la télévision. Il prenait soin de les faire participer au spectacle, échangeant avec eux rires, chansons et quelques préceptes de morale. A ses yeux, leurs sourires devenaient beaucoup plus importants que le maigre cachet versé par l'association culturelle qui l'engageait pour la soirée.
Les adultes riaient aussi, bien sur, et quelquefois même de bon coeur, mais dans leurs yeux il percevait encore la supériorité du colonisateur.
Si certains se gaussaient, une bonne partie du public prenait bien garde de ne jamais laisser transparaître ses sentiments, affichant des expressions hautaines et sérieuses car, au pays de l'homme blanc, il ne faut jamais se comporter comme un enfant.
Le drame se produisit alors qu'il contait l'histoire de la belle princesse Fatoumata condamnée à partager sa vie avec un horrible crapaud buffle.
-Je vis l'enfer sur terre, se lamentait la jeune princesse par la voix du conteur.
Quand mon mari me regarde avec ses gros yeux globuleux , je me sens défaillir. Il s'approche de moi et...Pouah ! c'est affreux ce qu'il peut sentir mauvais !
Les enfants éclatèrent de rire.
-Vous ne pouvez pas imaginer un pareil supplice, poursuivait le conteur en faisant une horrible grimace, il sent la vase et le caca d'éléphant !
Les enfants jubilaient. Certains se pincèrent le nez.
-Bien sûr, il est très riche, mais, cette odeur... pouah!
Le conteur se tenait maintenant tout près des jeunes enfants.
Dans votre pays, on dit que l'argent n'a pas d'odeur. Eh bien , mes enfants, je peux vous dire que c'est faux. Parfaitement, il n'y a rien de plus faux ! Le mien....
-Il sent la vase et le caca ! reprirent les enfants dans un choeur parfait.
-Oui, exactement approuva le griot en secouant la tête.
Puis, il s'était emparé de sa calebasse et s'était mis à frapper en cadence sur l'instrument de musique.
Surexcités, les enfants l'accompagnaient maintenant en tapant dans leurs mains en cadence, en frappant du pied sur le sol.
 Et, au moment où la belle princesse faisait disparaître son horrible mari avec l'aide d'un prince charmant venu de la forêt, se produisit l'événement qui allait déclencher le scandale.
Un homme rougeaud à gros ventre, sanglé de force dans un costume pied de poule avec des yeux globuleux et le visage couvert de boutons s'était levé brusquement, bousculant au passage les spectateurs à ses côtés, jetant devant lui et sans ménagement les quelques chaises qui lui barrait le passage.
Il s'était retrouvé dans l'allée principale de la petite salle ; s'était subitement immobilisé en tendant son gros coup d'iguane en direction de notre conteur. Ses yeux étaient totalement sortis de leurs orbites, sur son visage en feu, de grosses veines pourpres palpitaient.
-Sale nègre ! avait-il simplement crié avant de sortir.
Une grande brune avec un cou d'autruche s'était alors levée à son tour et se dirigeait vers la sortie entraînant à sa suite une autre femme couverte de bijoux avec une corbeille de fruits rouges sur un chignon torsadé.
Un spectateur petit et girond avec un nez busqué s'était posté face au conteur et le fixait avec une expression de profond mépris.
-Vous devriez avoir honte ! avait-il craché. Après tout ce qu'on a fait pour vous!
Le conteur demeurait hébété au centre de la scène. Il suait de peur mais ne laissa pas percer sa faiblesse. Il n'aiment pas la musique, pensa-t-il en posant sa calebasse.
Puis, alors qu'il s'apprêtait à raconter l'histoire du caméléon qui a perdu la mémoire, un grand cri venu du fond de la salle sonna la charge.
-Dehors ! Jetons le bamboula dehors!
Aussitôt, comme si le public ulcéré n'avait attendu que cette injonction pour passer à l'action, une foule incontrôlable avait envahi la scène.
Ils l'avaient presque battu ! Un homme gras et rouquin, les yeux injectés de sang, était même parvenu à le mordre au mollet ! Des femmes criaient comme des hyènes en chaleur. Le griot  avait bien tenté de filer, mais, comme prendre la fuite quand une vingtaine d'animaux sauvages vous tombe sur le paletot ? Il lui était impossible de se soustraire des griffes de cette meute et sans l'arrivée providentielle des hommes de la gendarmerie de Barnes il y a fort à parier que cette soirée se serait achevée tragiquement.
Les blessés furent secourus, les enfants raccompagnés à leur domicile, et tout rentra dans l'ordre.
On devine l'inépuisable matière que les feuillistes de périodiques à sensations ont réussi à extraire de cette pénible histoire.
Il m'a été donné de lire tant de choses grotesques et erronées dans l'unique but de produire du piquant que je me dois de favoriser la cause de la vérité.
Apprenez que les habitants de Barnes, en précipitant le petit drôle (2) hors de la scène, n'ont fait que leur devoir.
Ces hommes et ces femmes, tous de très bons citoyens de la commune, n'ont pas supporté de  voir leur maire ainsi ridiculisé, couvert de honte, et de surcroît par un étranger.
Même s'il n'est pas interdit de rire de la profession et des déboires conjugaux de l'autre dans le strict domaine privé, sur le territoire de Barnes se sont des choses qui ne se font pas devant un public. Et vous pouvez en être certain, cela ne se fera jamais, tant que la civilisation régnera dans cette ville.Cette pénible histoire en offre la preuve irréfutable.
Voici ce qui arrive lorsqu'on se sert de la dérision comme le font hélas trop souvent aujourd'hui les saltimbanques.
Comprenez moi bien, j'affirme qu'il existe des artistes qui travaillent autrement qu'en tourmentant inlassablement les honnêtes gens et leur popularité n'est plus à démontrer même si leurs détracteurs parlent de plates élucubrations.
Quant au griot, on raconte qu'il aurait totalement perdu l'usage de la parole. Si ses congénères s'interrogent sur ce mutisme, nous savons vous et moi que les causes en sont totalement naturelles.

(1) Voir l'histoire Le Frelon dans ce blog.


(2)- Allusion à l'histoire "Le diable dans le beffroi " de E.A.Poe.

L'image illustrant ce texte  est extraite du site Portamento Mediterranée  et elle illustre une annonce du groupe ExtMusic.






















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