"J'aime lire allongée sur un canapé, mais ceci n'est pas une profession, hélas." Fran Lebowitz
lundi 31 mars 2014
Eugenia
Eugenia est une petite fille de huit ans qui vit dans les Bassi du Naples des années cinquante. Ces taudis sont en général nichés dans l'entresol ou au sous-sol d'un immeuble bourgeois. Dans ce monde d'en bas, il n'est évidemment pas question de parler d'égalité et encore moins de liberté. Le grand drame d' Eugenia, c'est sa quasi-cécité. Dans les premiers chapitres de cette nouvelle, sa tante Nunzia a puisé dans sa cagnotte personnelle pour lui acheter une paire de lunettes de huit mille lires que sa mère doit lui rapporter ce jour. Dans cet extrait, la petite vient d'être "convoquée" chez madame la Marquise d'Avanzo ( la propriétaire qui habite le troisième étage) pour y recevoir un cadeau.
"Vous vous l'êtes enlevée qu'elle est encore toute neuve!" dit Eugenia le nez collé sur la robe verte étalée à même le divan de la cuisine, tandis que la marquise allait chercher un vieux journal pour faire un paquet. La d'Avanzo pensa que la gamine avait la vue vraiment basse, car autrement, elle se serait aperçue qu'il s'agissait d'une vieille robe toute reprisée (elle avait appartenu à feue sa soeur), mais elle ne fit aucun commentaire. Ce n'est qu'au bout d'un moment, en revenant avec le journal, qu'elle demanda:
"Et les lunettes, elle te les a achetées, ta tante? Elles sont neuves?
-Avec la monture dorée. Elles coûtent huit mille lires", répondit d'un trait Eugenia, de nouveau émue à la pensée du privilège dont elle bénéficiait : "Parce que je suis presque aveugle, vous savez, ajouta-t-elle avec simplicité.
-Selon moi, fit la marquise, en enveloppant soigneusement la robe dans la journal, puis en rouvrant le paquet car une des manches dépassait, ta tante pouvait en faire l'économie. J'ai vu d'excellentes lunettes, dans un magasin de l'Ascensione, qui ne coûtent que deux mille lires."
Eugenia s'empourpra. Elle comprit que la marquise était mécontente: " A chacun sa place... tout le monde doit se restreindre ", l'avait-elle entendue dire bien souvent, quand elle parlait avec donna Rosa, qui lui apportait le linge propre, et s'attardait pour se plaindre des difficultés de l'existence.
"Elles étaient peut-être pas bonnes...j'ai neuf dioptries, moi", répondit-elle timidement.
La marquise arqua un sourcil, mais, par bonheur, Eugenia ne le vit point.
"Elles étaient bonnes, c'est moi qui te le dis" trancha la marquise d'Avanzo, sur un ton plus sec. Puis, elle s'en repentit: " Ma fille, dit-elle posément, si je te dis ça, c'est que je connais les soucis de tes parents. Avec six mille lires de différence, vous pouviez acheter pour six jours de pain...Et puis, à quoi ça te sert, à toi, de bien voir? Pour ce que tu as autour!" Un silence." C'est pour lire, peut-être. Tu lisais?
-Non, madame.
-Plus d'une fois, au contraire, je t'ai vue le nez sur un livre. Tu es menteuse, en plus, mon enfant...Ce n'est pas bien, ça ..."
Eugenia se tut. En proie au désespoir, elle gardait les yeux, presque blancs, rivés sur la robe.
"C'est de la soie?" demanda-t-elle niaisement.
La marquise l'observait, pensive.
"Tu ne le mérites pas, mais je vais quand même te faire un petit cadeau", dit-elle soudain, et elle se dirigea vers une armoire de bois blanc. Au même instant on entendit sonner le téléphone, qui se trouvait dans le couloir, et la d'Avanzo, au lieu d'ouvrir l'armoire, sortit pour aller répondre. Eugenia, désemparée, n'avait même pas entendu la consolante allusion de la vieille dame. Dès qu'elle fut seule, elle se mit à regarder alentour, pour autant que le lui permettaient ses pauvres yeux. Que de belles choses, du vrai luxe, comme dans le magasin de la Via Roma! Et juste devant elle, une porte-fenêtre ouverte sur un balcon plein de pots de fleurs. Elle s'avança sur le balcon. Tout cet air, tout ce bleu! Les maisons, comme voilées d'azur, et en bas, la ruelle, comme un puits, avec d'innombrables fourmis qui allaient et venaient...et qui ressemblaient à ses parents...Que faisaient-elles? Ou allaient-elles? Elles sortaient et rentraient dans des trous, en portant des grosses miettes de pain, voilà ce qu'elles faisaient, aujourd'hui comme hier, et demain, et toujours, toujours. Des trous, des trous, des fourmis, des fourmis. Et autour, presque invisible, éblouissant de lumière, le monde que Dieu avait créé, plein de vent, de soleil, avec la mer, là-bas, propre, immense... Le menton collé à la balustrade de fer, elle restait là, soudain pensive, le visage enlaidi par une expression de douleur, de désarroi.
Anna-Maria Ortese
Une paire de lunettes in
Il Mare non bagna Napoli
(La mer ne baigne pas Naples)
Gallimard
Traduit de l'italien par Louis Bonalumi
Photo: fillette de la grande dépression (Dorothéa Lange)
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