mercredi 11 juin 2014

Fin de séjour

Je quitte le ciel pur et la mer bleue pour un autre-chose qui se dessine, plus loin.. beaucoup plus loin.
Je délaisse la brise marine de dix-heures pour un soleil pâle et une moiteur sans pitié.
Dans le tout premier article de ce blog, en commentant un texte de Georges Orwell,  je n'hésitai pas à me comparer à Jonas, tranquillement installé dans le ventre de la baleine. 
A la fin de ce séjour, je récidive en citant cette fois-ci Roland Barthes avec ce texte si juste, préface au roman Aziyadé de Pierre Loti.
Oui, je sais que je ne manque pas de culot. Mais, qui me rendra ma vie du Sud?






Le voyage, le séjour
Une forme fragile sert de transition ou de passage - ce terme neutre, ambigu, cher aux grands classificateurs- entre l'ivresse éthique (l'amour d'un art de vivre ) et  l'engagement national (on dirait aujourd'hui: politique) : c'est le séjour ( notion qui a son correspondant administratif: la résidence).
Loti connait en somme, transposés en termes modernes, les trois moments gradués de tout dépaysement : le voyage, le séjour et la naturalisation; il est successivement touriste (à Salonique), résident ( à Eyoub), national  (officier de l'armée turque). De ces trois moments, le plus contradictoire est le séjour (la résidence): le sujet n'y a plus l'irresponsabilité éthique du touriste (qui est simplement un national en voyage), il n'y a pas encore la responsabilité (civile,politique, militaire) du citoyen; il est posé entre deux statuts forts, et cette position intermédiaire, cependant, dure -est définie par la lenteur même de son développement ( d'où, dans le séjour de Loti à Eyoub, un mélange d'éternité et de précarité: cela "revient sans cesse" et cela "va incessamment finir"): le résident est en somme un touriste qui répète son désir de rester : "j'habite un des plus beaux pays du monde"-propos de touriste, amateur de tableaux, de photographies-et ma liberté est illimitée"-ivresse du résident, auquel une bonne connaissance des lieux, des moeurs, de la langue permet de satisfaire sans peur tout désir ( ce que Loti appelle: la liberté).
Le séjour a une substance propre : il fait du pays résidentiel, et singulièrement ici de Stamboul, espace composite où se condense la substance de plusieurs grandes villes, un élément dans lequel le sujet peut plonger : c'est-à-dire s'enfouir, se cacher, se glisser, s'intoxiquer, s'évanouir, disparaître, s'absenter, mourir à tout ce qui n'est pas son désir. Loti marque bien la nature schizoïde de son expérience : "Je ne souffre plus , je ne me souviens plus: je passerais indifférent à côté de ceux qu'autrefois j'ai adorés...je ne crois à rien ni à personne, je n'aime personne ni rien; je n'ai ni foi ni espérance", cela est évidemment le bord de la folie, et par cette expérience résidentielle, dont on vient de dire le caractère en somme intenable, le lieutenant Loti se trouve revêtu de l'aura magique et poétique des êtres en rupture de société, de raison, de sentiment, d'humanité : il devient l'être paradoxal qui ne peut être classé: c'est ce que lui dit le derviche Hassan-Effendi, qui fait de Loti le sujet contradictoire, l'homme jeune et très savant, que l'ancienne rhétorique exaltait- véritable impossibilité de la nature-sous le nom de puer senilis : ayant les caractères de tous les âges, hors des temps parce que les ayant tous à la fois.
Roland Barthes
Préface d'Aziyadé de Pierre Loti
(Paragraphe 12)
Texte paru dans Critique n°297, février 1972 et dans Le Degré Zéro de l'écriture suivi de Nouveaux Essais critiques, coll. "Points", le Seuil, 1972.
Photo Julius (Site Flickr)

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