lundi 15 décembre 2014

Niafunké






Les blues, les airs nègres d’Amérique reviennent ce soir à l’Afrique, après un détour de quatre siècles. Cette mélancolie des esclaves enchaînés, louisianais ou géorgiens, n’est pas d’ici ; le chant primitif est beaucoup plus près du cri de guerre ou de l’incantation. Ce que semblent préférer ceux qui entourent notre bivouac, dans l’obscurité, ce sont des airs russes, du Borodine, la chevauchée des steppes, cette poésie d’un autre désert mais d’une liberté semblable à la leur.
Grillons.
De temps à autre, le maître d’hôtel nu, ou habillé d’une étroite bande de perles de verre, se met à quatre pattes pour vérifier si les fourmis qui nous piquent ne sont pas certaines terribles bêtes à tête carrée-auquel cas il n’y aurait qu’à leur céder la place. Nos autos et camionnettes, phares éteints, groupées en rond  comme les chariots bâchés des premiers colons de l’Ouest américain, sont remplies de boys et de chauffeurs qui dorment déjà. Le tam-tam s’est éloigné de nous qui ne fûmes qu’un prétexte et les réjouissances continuent au village. Des sauterelles énormes nous arrivent dessus comme un coup de poing. Je retrouve ici tout le charme des campings américains : le lit pliant mal sanglé et qui s’écroule pas terre, l’iode que l’on trouve mêlée à l’huile d’olive de la cantine, les lanternes-tempête et leurs verres qui craquent au premier feu, la torche électrique dont la batterie s’est vidée, les seaux de troupe en toile, qui se replient en accordéon et dont l’eau vous coule sur les pieds, enfin le réchaud à gaz de pétrole qui prend feu à l’intérieur, le sommeil sous le ciel, toute la vie saine des soldats, des chemineaux, des sauvages.
Nous passons  ainsi une partie de la nuit, sous une mosaïque d’étoiles. La soif elle-même s’apaise pour quelques heures et nous nous étendons, ensevelis comme des pharaons momifiés par une sublime sécheresse.
Paul Morand
 Sur la route de Niafunké in Paris-Tombouctou
1928
Vidéo : Ali Farka Touré "Niafunké".

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