Il ne semble pas qu’un souci étranger aux caresses entraîne
dans ce royaume tout ce peuple changeant
de femmes qui concède à la volupté un droit perpétuel sur ses va-et-vient.
Multiplicité charmante des aspects et des provocations. Pas une qui frôle l’air
comme l’autre. Ce qu’elles laissent derrière elles, leur sillage de sensualité,
ce n’est jamais le même regret, le même parfum. Et s’il en est qui font monter
en moi très doucement le rire par la disproportion qui règne entre leur
physique médiocre ou burlesque et le goût infini qu’elles ont de plaire, elles
participent encore de cette atmosphère de la lascivité qui est comme le
bruissement des feuilles vertes. Vieilles putains, pièces montées, mécaniques
momies, j’aime que vous figuriez dans le décor habituel, car vous êtes encore
de vivantes lueurs au prix de ces mères de famille que l’on rencontre dans les
promenades publiques. Les unes ont fait de ce lieu leur quartier général :
un amant, un travail, l’espoir peut-être de prendre à leur piège un gibier qui
n’est pas tout à fait celui des boulevards, quelque chose enfin qui a l’accent
de la destinée, les a fixées dans ces limites. D’autres ne hantent le passage
que par rencontre : le désoeuvrement, la curiosité, le hasard… ou bien c’est
un jeune homme timide qui craignait d’être vu avec elles au grand jour, ou bien
c’est un roué qui a ici ses aises et qui vient examiner sa prise dans ce coin
tranquille. Mais ma prédilection va aux véritables habituées. On peut les voir
souvent. On les retrouve. Il n’est pas besoin de les approcher. On se fait une
idée de chacune avec le temps. D’une année à l’autre, à peine si elles
changent. On suit en elles la marche des saisons, la mode. Elles varient
insensiblement avec le ciel, comme ces marionnettes des baromètres de la
Forêt-Noire qui mettent une robe mauve
les jours de pluie. L’air qu’elles fredonnent change aussi : on le connaît
toujours, on le reconnaît même. Quelques-unes se dispersent, les autres
vieillissent. Chaque printemps renouvelle un peu leur contingent. Les premières
venues, d’abord craintives ou bruyantes, se disciplinent au milieu. Tapisserie
humaine et mobile, qui s’effiloche et se répare. Elles ont, en même temps, les
mêmes chapeaux et les mêmes idées, mais elles ne se chiperont jamais l’allure,
un sens indéfinissable de leur corps, si ce n’est pour quelques grimaces
canailles, qui indiquent, plus sûrement que tout, le coudoiement et la
camaraderie, un certain avilissement délectable,
lequel me monte tout de suite l’imagination et me chauffe le cœur. Dans tout ce
qui est bas, il y a quelque chose de merveilleux qui me dispose au plaisir.
Avec ces dames, il s’y mêle un certain goût du danger : ces yeux dont le
fard une fois pour toutes a fixé le cerne et déifié la fatigue, ces mains que
tout abominablement révèle expertes, un air enivrant de la facilité, une
gouaillerie atroce dans le ton, une voix souvent crapuleuse, banalités
particulières qui racontent l’histoire hasardeuse d’une vie, signes traîtres de
ses accidents soupçonnés, tout en elles permet de redouter les périls
ignominieux de l’amour, tout en elles, en même temps, me montre l’abîme et me
donne le vertige, je leur pardonnerai, c’est sûr, tout à l’heure, de me
consumer.
Louis Aragon
(Le Passage de l’Opéra / Extraits)
Le Paysan de Paris-1924
Dessin : Francis Picabia. Si vous voulez en apprendre un peu plus sur l'auteur je vous conseille ce blog: "le-beau-vice.blogspot"
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