dimanche 18 octobre 2015

Le Polar Est Cinéphile (3)



Chaligny évita un lampadaire, freina sèchement. Le véhicule glissa sur les roues avant bloquées et pivota. Le mouvement de rotation fit que la Renault au lieu de continuer vers le sommet se retrouva dans le sens de la descente. L’arrière heurta une voiture d’enfant, un landau sans âge, bourré de chiffons et d’incertains objets glanés par un vieux chineur à la peau tannée. L’homme, un être hybride, moitié antiquaire-rive-gauche, moitié marché-Malik-au-petit-matin, un tiers aveugle faisant la manche et un quart clochard, l’homme, donc, lâcha la poignée du landau.
S.M. Eisenstein dans la rue de Belleville.
L’escalier d’Odessa face au théâtre de Belleville.
La voiture d’enfant accéléra dans la pente.
Devant les Folies-Belleville, le berceau à roulette pivota sur la gauche. Où êtes-vous, les mânes de Montéhus ? Le théâtre et son public dévot reprenant les chants insurrectionnels d’un Montéhus déchaîné.
Et là-haut, devenu supermarché, l’ex-théâtre de Belleville ou Piaf, Marie Dubas, Fréhel faisaient face à la foule goguenarde, l’empoignait, la retournait. Un public bouleversé, le cœur dans l’œil et la larme dans la main.
Malgré les cris la voiture d’enfant persista.
Elle fonça vers le trottoir, y engagea les roues avant, heurta un réverbère et rebondit vers la chaussée. L’aile droite du taxi la prit par le travers bâbord. Elle décolla du sol gelé, bondit vers les étoiles endormies. Sa laque noire brilla un instant dans le faisceau de rayons du soleil hivernal. Elle fit un double saut périlleux en répandant son contenu sur la chaussée.
Allez la caméra, gros plan sur le landau. Top à la une ! Au diable la Crimée, exit Odessa. Un coup de chapeau aux cinoches disparus de Belleville, adieu le Floréal, le Phénix, l’Epatant. Le vieil Epatant du boulevard de Ménilmuche. Là, les films s’échouaient et venaient crever dans ce bras mort plein à craquer de pellicules qui feraient aujourd’hui le bonheur de vingt cinémathèques, tandis que le « Cocorico », rutilant de modernisme passait le dernier sorti des films SONORES ET PARLANTS, S.V.P.
« L’Epatant », au phono fêlé, qui à chaque  représentation (pas permanent le spectacle, tu penses…) passait et repassait le même disque :
« Je ne vais pas avec les hommes (bis)
Car ma mère me le défend,
Belle rose,
Car ma mère me le défend,
Belle rose du printemps. »
Le landau atteignit le boulevard, et comme un palet fou, s’insinua dans le trafic automobile. Ce fut l’Amazone en crue, la prise du Palais d’Hiver, la révolte des Boxers, l’exode de 40. On colmatait à Sedan et on pointait à Hendaye. La terrifiante pagaille causa des incidents, déclencha des troubles. Il y eut un début d’émeute. On vit, comme en mai 68, des Sénégalais défiler en scandant : « Nous sommes tous des juifs allemands. » Les gauchistes s’en mêlèrent, créant un comité de soutien à la juste lutte du peuple auvergnat pour son autonomie. Un calicot géant barra le boulevard : «  Vive l’Auvergne libre ». Le F.L.N.A.S. (front de libération nationale de l’Aunis et de la Saintonge envoya un télégramme de soutien et une barrique de cognac pour renforcer le soutien.
Le landau passa le carrefour, s’engagea dans le faubourg du Temple. Il accéléra encore et ses roues de guingois gémissaient dans la neige.
Un dernier travelling arrière.
Les « musettes » de Belleville. Un p’tit air de tango. «  Le Boléro » sur le boulevard et « La Java » dans son impasse du faubourg.
Finie la fête.
La vitesse du landau atteignit Mach 1. Il escalada le trottoir, heurta une porte cochère qui le propulsa en arrière. Une roue de détacha. K.O. technique. Le landau s’inclina comme pour saluer le quartier agonisant, se coucha sur le flanc et se disloqua. Le craquement de ses membres eut un relent de sanglot.
Le bandonéon expire. L’accordéon se referme. On range les instruments. Finie la fête, fini Belleville.
Chaligny, les jambes écartées bien posées sur le sol, la main gauche en visière pour éviter l’éblouissement, contemplait le désastre du haut de la pyramide.
-On devrait interdire les poussettes d’enfants dans les rues de Paris, dit-il à Campo-Formio.
-On devrait, chef, on devrait !
Joseph Bialot
Babel-ville

Série Noire
Image : Jean Gabin et Simone Simon dans La bête humaine (Jean Renoir-1938)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire