Chaligny
évita un lampadaire, freina sèchement. Le véhicule glissa sur les roues avant
bloquées et pivota. Le mouvement de rotation fit que la Renault au lieu de
continuer vers le sommet se retrouva dans le sens de la descente. L’arrière
heurta une voiture d’enfant, un landau sans âge, bourré de chiffons et d’incertains
objets glanés par un vieux chineur à la peau tannée. L’homme, un être hybride,
moitié antiquaire-rive-gauche, moitié marché-Malik-au-petit-matin, un tiers
aveugle faisant la manche et un quart clochard, l’homme, donc, lâcha la poignée
du landau.
S.M. Eisenstein
dans la rue de Belleville.
L’escalier d’Odessa
face au théâtre de Belleville.
La voiture d’enfant
accéléra dans la pente.
Devant les
Folies-Belleville, le berceau à roulette pivota sur la gauche. Où êtes-vous,
les mânes de Montéhus ? Le théâtre et son public dévot reprenant les
chants insurrectionnels d’un Montéhus déchaîné.
Et là-haut,
devenu supermarché, l’ex-théâtre de Belleville ou Piaf, Marie Dubas, Fréhel
faisaient face à la foule goguenarde, l’empoignait, la retournait. Un public
bouleversé, le cœur dans l’œil et la larme dans la main.
Malgré les
cris la voiture d’enfant persista.
Elle fonça
vers le trottoir, y engagea les roues avant, heurta un réverbère et rebondit
vers la chaussée. L’aile droite du taxi la prit par le travers bâbord. Elle
décolla du sol gelé, bondit vers les étoiles endormies. Sa laque noire brilla
un instant dans le faisceau de rayons du soleil hivernal. Elle fit un double
saut périlleux en répandant son contenu sur la chaussée.
Allez la
caméra, gros plan sur le landau. Top à la une ! Au diable la Crimée, exit
Odessa. Un coup de chapeau aux cinoches disparus de Belleville, adieu le
Floréal, le Phénix, l’Epatant. Le vieil Epatant du boulevard de Ménilmuche. Là,
les films s’échouaient et venaient crever dans ce bras mort plein à craquer de
pellicules qui feraient aujourd’hui le bonheur de vingt cinémathèques, tandis
que le « Cocorico », rutilant de modernisme passait le dernier sorti
des films SONORES ET PARLANTS, S.V.P.
« L’Epatant »,
au phono fêlé, qui à chaque représentation (pas permanent le spectacle, tu
penses…) passait et repassait le même disque :
« Je ne vais pas avec les hommes (bis)
Car ma mère me le défend,
Belle rose,
Car ma mère me le défend,
Belle rose du printemps. »
Le landau
atteignit le boulevard, et comme un palet fou, s’insinua dans le trafic
automobile. Ce fut l’Amazone en crue, la prise du Palais d’Hiver, la révolte
des Boxers, l’exode de 40. On colmatait à Sedan et on pointait à Hendaye. La
terrifiante pagaille causa des incidents, déclencha des troubles. Il y eut un
début d’émeute. On vit, comme en mai 68, des Sénégalais défiler en scandant : « Nous
sommes tous des juifs allemands. » Les gauchistes s’en mêlèrent, créant un
comité de soutien à la juste lutte du peuple auvergnat pour son autonomie. Un
calicot géant barra le boulevard : « Vive l’Auvergne libre ».
Le F.L.N.A.S. (front de libération nationale de l’Aunis et de la Saintonge envoya
un télégramme de soutien et une barrique de cognac pour renforcer le soutien.
Le landau
passa le carrefour, s’engagea dans le faubourg du Temple. Il accéléra encore et
ses roues de guingois gémissaient dans la neige.
Un dernier
travelling arrière.
Les « musettes »
de Belleville. Un p’tit air de tango. « Le Boléro » sur le
boulevard et « La Java » dans son impasse du faubourg.
Finie la
fête.
La vitesse
du landau atteignit Mach 1. Il escalada le trottoir, heurta une porte cochère
qui le propulsa en arrière. Une roue de détacha. K.O. technique. Le landau s’inclina
comme pour saluer le quartier agonisant, se coucha sur le flanc et se disloqua.
Le craquement de ses membres eut un relent de sanglot.
Le bandonéon
expire. L’accordéon se referme. On range les instruments. Finie la fête, fini
Belleville.
Chaligny,
les jambes écartées bien posées sur le sol, la main gauche en visière pour
éviter l’éblouissement, contemplait le désastre du haut de la pyramide.
-On devrait
interdire les poussettes d’enfants dans les rues de Paris, dit-il à
Campo-Formio.
-On devrait,
chef, on devrait !
Joseph Bialot
Babel-ville
Série Noire
Image : Jean Gabin et Simone Simon dans La bête humaine (Jean Renoir-1938)
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