vendredi 4 mars 2016

Le Polar Est musical


Avec le gros appareil à chambre sur son trépied, Brassaï, que son album Paris de Nuit vient de faire connaître, prend en photo Armstrong et ses copains parisiens Al Brown et Wiggins. Ils sont attablés, entre hommes, à la Coupole, devant d’énormes plateaux de fruits de mer. Le roi du jazz, serviette autour du cou, sourit de toutes ses dents. Trois black beauties virevoltantes les rejoignent au dessert, Joséphine Baker, Bricktop et Alpha qui font sensation entre les tables de la Coupole. La vedette des Folies-Bergère adresse des petits signes aux uns et aux autres, se déhanche et sourit. Brassaï charge une nouvelle plaque photographique dans son appareil.
-Moi, j’aime ça que les hommes me regardent ! glousse la gazelle…Je sais que c’est glandulaire chez eux, mais ça m’est égal !...
Alpha regarde par en dessous son seigneur et maître.
-Toi, c’est pas pareil, hein mon Louis ? Toi, t’es un amour, pas vrai ?
Il roule les yeux et entame en sourdine un de ses chevaux de bataille, détachant chaque syllabe du vieux standard… I can’t give you anything but love, baby…du miel de rocaille dans la voix. Tout de suite, Joséphine entremêle ses vocalises au chant rugueux. Les fourchettes des dîneurs restent en l’air. Un vieil écrivain de la NRF, à une table voisine, souffle à son vis-à-vis :
-Ecoutez !... C’est la voix de la tourterelle et la voix du gorille… Ces gaillards-là sont en train d’inventer, sans le savoir, la musique du XXe siècle !...
Michel Boujut
Souffler n’est pas jouer
(Rivages/Noir)
Même si le roman s’apparente plus à un traitement précis et détaillé destiné au cinéma (les cinéphiles se souviennent de l’émission Cinéma/Cinémas) et si l’intrigue disparaît peu à peu au profit des personnages célébrés, la lecture n’en reste pas moins savoureuse et jubilatoire.
Photo : Brassaï

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire