jeudi 29 novembre 2012

L'oiseau perdu


Cette nouvelle raconte la quête de Corliss, jeune indienne brillante universitaire et passionnée de livres, pour retrouver un  homme de sa tribu auteur d'un recueil de poèmes. Sa quête la conduit à Seattle. L'homme qu'elle rencontre est vieux et lui confesse qu'il n'a plus écrit de poèmes depuis trente ans. Il raconte aussi son histoire qu'il revit plutôt comme une "imposture".


Il la conduisit vers un canapé rembourré au fond de la boutique. Ils s'assirent côte à côte. Les yeux rivés au sol, il commença :
"Je ne suis pas vraiment un Spokane."
Elle s'en doutait ! C'était un imposteur. Un Blanc bien bronzé !
"Enfin, biologiquement, je suis un Spokane, poursuivit-il. Mais je n'ai pas été élevé en Spokane. J'ai été adopté par une famille blanche de Seattle."
Ce qui expliquait pourquoi il en savait tant sur les Spokanes sans que ceux-ci aient entendu parler de lui.
"Vous êtes un "oiseau perdu", dit-elle.
-C'est comme ça qu'on nous appelle maintenant?
-Oui.
-N'est-ce pas poétique? Je présume que c'est toujours mieux que d'être appelés "marchandises volées" ou "bâtards paumés".
-Mais vos poèmes, ils sont tellement indiens.
-L'indien est facile à imiter. On l'imite depuis cinq cents ans. Mettons que j'aie été meilleur imitateur que la plupart."////

22 juillet 1973. Dix-neuf heures vingt-trois. Soirée de lectures libres au Boo's Books and Coffee sur University Way à Seattle. Harlan Atwater arriva avec vingt-cinq exemplaires de  Dans la réserve de mon esprit . Il en avait fait imprimer trois cents et comptait les vendre cinq dollars pièce, un prix assez élevé pour de la poésie autoéditée, mais il estimait qu'elle le valait.
Il était le douzième sur la liste des vingt auteurs inscrits pour la soirée. C'était une bonne position. Avant, il n'y aurait pas grand monde, et après, les gens seraient pressés de rentrer chez eux et risqueraient de partir en plein milieu des péroraisons. Il y avait sept femmes parmi les intervenants. Il avait déjà couché avec trois d'entre elles, et trois autres avaient déjà refusé ses avances, ce qui lui laissait donc une inconnue présentant une possibilité d'union charnelle.
C'était une bonne poétesse, drôle et percutante, rien de comparable à la dévotion des amoureux de la terre ou au vues étroites des révolutionnaires. Elle lut des poèmes sur un père flic qui aimait sa fille hippie à peine davantage qu'il la détestait. Elle était mignonne, vêtue d'un pantalon rayé arc-en-ciel et d'une chemise en daim marron. Elle avait de longs cheveux, blonds naturellement, et portait du rouge à lèvres vermillon.
Harlan n'arrivait pas à se souvenir quand il avait vu  pour la dernière fois une hippie avec la bouche de Marilyn Monroe. Bon sang, se dit-il, les hippies masculins réussissent mieux à ressembler à Marilyn Monroe, et c'est très bien ainsi, encore que...
Après qu'elle eut terminé, Harlan dut attendre qu'elle éconduise rapidement et poliment trois soupirants, puis il s'avança vers elle.
"Tes poèmes sont bons, dit-il.
-Merci, mec. Tu es Harlan Atwater, non?"
Elle l'avait reconnu. Excellent signe.
"Ouais. Et toi, comment tu t'appelles?
-Je me suis baptisée Star Girl, répondit-elle. Mais la vraie star, c'est toi mec. Tes poèmes sont bons. Non, ils ne sont pas bons, ce sont les meilleurs. Tu vas devenir célèbre, mec."
Une fan ! Les choses s'annonçaient de mieux en mieux.
"Hé! Si on allait prendre un verre?" proposa-t-il.
Deux heures plus tard, ils étaient chez elle, nus dans son lit. sans s'être ni caressés ni embrassés. Il s'étaient juste lu des poèmes. N'empêche qu'ils étaient nus.///
"Parle-moi de ta souffrance, dit-elle.
-Quelle souffrance?
-Tu sais bien, d'être indien. Ce doit être terrible. La manière dont nous vous avons traités, tout ça.
-C'est dur", répondit-il. Il poursuivit, gardant les yeux fixés sur ses mains." Tu comprends, nous étions si pauvres sur la réserve où j'ai grandi. On l'appelle la "rèz", tu sais? Et il n'y a rien de pire que la pauvreté indienne. La pauvreté indienne est le sous-sol du gratte-ciel appelé pauvreté.
-C'est beau et triste, dit-elle. Tu es beau et triste."
 Elle écarta une mèche sur le front de Harlan. Un geste de tendresse.///
Elle le serra dans ses bras. Elle l'embrassa sur la joue. Elle l'embrassa sur la bouche. Il l'allongea et grimpa sur elle. Elle l'aida à introduire son sexe en elle. Il se sentit passif, distant.
"Donne-moi ta souffrance, dit-elle. Mets ta souffrance en moi. Je veux la prendre. J'en ai besoin. Je la mérite."

"Alors,  quelles leçons tirer de cette aventure? demanda Corliss.
-Ne jamais coucher avec une femme portant un nom de corps céleste.
-Ne jamais autopublier sa poésie.
-Ne jamais participer à des soirées de lectures libres.
-Ne jamais prétendre être indien quand on ne l'est pas", dit Harlan.

Sherman Alexie
Moteur de recherche  in Dix Petits Indiens
10/18

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