samedi 11 juin 2016

Le Polar Est Amour (27)





La fille, c’était une gazelle et elle tenait en laisse un doberman noir et musclé qui aurait pu, si on lui avait flanqué une charrue au cul, remplacer sous le joug une paire de bœufs. Il tirait sa maîtresse. Ils formaient un beau couple.
L’autre, la fille, c’était une bête, aussi. Une gazelle dont la maman aurait fauté avec un guépard : fine, légère, racée, aussi musclée que son toutou et presque aussi peu habillée que lui.  La mode du mini était révolue mais elle avait un air à se foutre de tout et particulièrement de la mode. Elle était de celles qui la font, justement, la mode… Elle portait une jupette en cuir noir et un chemisier vert. Rien sous le chemisier et une culotte blanche sous la jupe. J’en ai vu le fond lorsqu’elle s’est penchée pour coucher le doberman sous la table.
Ses cheveux étaient acajou et ses yeux verts.
Il aurait pu être le grand-père de la fille. Il s’était habillé pour dîner. Pantalon blanc, chemise blanche, cravate bleu marine, veste en toile écrue et mocassins en cuir qui valaient le prix d’un train de pneus. Il a salué la salle en hochant du havane qu’il s’était planté dans le bec. Le havane était éteint, mais pas son œil : j’ai très rarement vu autant de malice, de ruse et de spiritualité dans un regard. Il allait s’asseoir quand sa poule lui a dit si ça te dérange pas mon gros loup, j’ai envie de changer de côté, ce soir. Ainsi, elle me faisait face, yeux dans les yeux et sourire énigmatique.
Elle m’allumait, et le vieux s’en est très bien rendu compte. Il m’a adressé un signe de tête en se retournant, et j’ai répondu poliment.
Penché sur mon magret de canard au poivre vert, je me suis senti minable et réconforté. Minable parce que je devais avoir l’air complétement tarte, tout seul à ma table de lilliputien. Réconforté parce que la fille me trouvait à son goût.
Edith disait souvent que j’avais gardé, malgré mes trente-huit ans, les charmes de mon état de jeune homme : une chevelure épaisse et blonde, un ventre plat et d’adorables yeux bleus dont les variations dans les gris dépendaient du temps et de mes humeurs.
Edith est très indulgente à mon égard. Mais qu’est-ce que j’en avais à foutre de cette pute ? Je veux dire la rousse aux yeux verts, pas Edith.
Bon Dieu, j’étais venu pour pêcher la truite et l’ombre, pas la morue.
Hervé Jaouen

Histoires d’ombres
Image : Lana Turner et John Garfield (The postman Always rings twice-Tay Garnett-1946)

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