mardi 29 novembre 2011

Une joie excessive


Pour ouvrir les tiroirs, il faut faire tourner la poignée en appuyant. Alors seulement, le ressort se déclenche, le mécanisme joue avec un léger déclic, les roulements à billes se mettent en mouvement, les tiroirs s'inclinent légèrement et glissent sur de petits rails. On voit d'abord apparaître les pieds, le ventre, puis le tronc et la tête du cadavre. Parfois, lorsque les corps n'ont pas subi d'autopsie, il faut soulager le mécanisme en tirant avec les mains, car il arrive que le ventre soit gonflé et entrave le mouvement en faisant pression sur le tiroir supérieur.
En revanche, les cadavres autopsiés sont minces, comme asséchés, et une sorte de fermeture Eclair court sur leur ventre rempli de sciure. Ils sont semblables à de grandes poupées, à de longs pantins jetés au rebut une fois la représentation terminée. D'une certaine manière, il s'agit là d'un entrepôt de la vie. Avant leur disparition définitive, les rebuts de la scène font ici une dernière pause en attenant d'être classés comme il se doit, car les causes de leurs décès ne peuvent rester inconnues. C'est pour cette raison qu'ils font étape en ce lieu où il les assiste et les surveille. Il gère cette antichambre, passé laquelle leur image visible disparaît définitivement , enregistre leur date d'entrée et de sortie, les classe, leur donne un numéro, les photographie parfois, complète la fiche qui leur permet de quitter le monde du sensible, leur accorde un dernier aller simple. Il est leur ultime compagnon , ou mieux une sorte de tuteur a posteriori, impassible et objectif.
La distance qui sépare les vivants des morts est-elle vraiment si grande?, se demande-t-il parfois. Il ne trouve pas de réponse à cette question. D'une certaine façon, son intimité avec les cadavres tend, quoi qu'il en soit, à réduire cette distance. Ils doivent porter, nouée au gros orteil, une fiche comportant un numéro de matricule, mais il a la certitude qu'à leur manière lointaine d'être présents, ils détestent se voir cataloguer comme des objets.
C'est pour cette raison qu'en lui-même il leur donne de petits noms amusants, parfois totalement gratuits et parfois suscités par une vague ressemblance ou un point commun avec un personnage d'un vieux film : Mae West, Professeur Unrat, Marcelino Pan y Vino. Marcelino, par exemple, ressemble à Pablito Calvo : visage rond, genoux osseux, frange noire et brillante. Treize ans, tombé d'un échafaudage, travail au noir. Son père est introuvable, sa mère vit en Sardaigne et ne peut se déplacer, on le lui expédie demain.
Antonio Tabucchi  (Le fil de l'horizon ) C.Bourgois
Vous venez de lire les deux  premières pages du roman. Voilà sans doute ce qu'on peut appeler un sacré sens de l'image et de la poésie. Mais, la matière première du roman  reste la mélancolie.
Voici ce qu'on peut lire aussi, dans une note, à la fin du roman :
"Ce livre doit beaucoup à une ville, à un hiver particulièrement rude et à une fenêtre. L'écrire ne m'a pas procuré une joie excessive. Quoi qu'il en soit, j'ai remarqué que plus on vieillit, plus on a tendance à rire tout seul; ceci me paraît constituer un progrès sur la voie d'un comique plus ordonné, et d'une certaine manière autosuffisant."


J'aime beaucoup Marcelino mais je préfère penser avec nostalgie à son copain  Joselito, l'enfant à la voix d'or, le rossignol des montagnes! Les extraits de  ses films passaient sans relâche à la Séquence du Spectateur, présentés par Catherine Langeais. Toute une époque. Bref, tout ceci ne me donne pas très envie de sourire, ce serait plutôt le contraire.
Julius Marx

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