mardi 17 avril 2012

Histoires comme-ci comme çà (2)

Comment j'ai été converti au mormonisme.




Août 1975. Interstate n°90 en direction des Chutes du Niagara. 21 heures.
Le conducteur m'a déjà donné son nom, mais impossible de m'en souvenir ; quelle importance?
Si je suis assis devant, à la place du passager, c'est à cause de cette fichue alternance.
Mon pote lui, est allongé sur le siège arrière. Il  s'est mit à ronfler à la sortie d'Albany.
Nous avons absolument tout planifié dans ce voyage, nous, les deux petits Frenchies, les deux Kerouac à la manque. En premier lieu, l'hôtel : nous louons une chambre avec un seul lit, beaucoup moins cher, et l'un de nous dort par terre, sur la moquette, avec son sac de couchage. Heureusement, les moquettes sont épaisses, de celles où un chihuahua peut se perdre, comme disait Chandler.
Le lendemain, le veinard qui a dormi dans un bon lit, doit remplir la corvée dite de conversation.
Voilà pourquoi j'ai la chance de répondre oui, de hocher la tête ou de me gratter le menton face à ce type sympa qui me raconte sa vie, à 21 heures, sur la plus longue autoroute des Etats-Unis.
Jusqu'ici tout va bien. L'autochtone parle tout seul ; les enfants, la maison, le boulot...
Je gagne du temps. J'espère qu'il va poursuivre encore son soliloque, au moins  jusqu'à la prochaine ville, qu'il va me parler de ses aïeux, et même de tout son arbre généalogique.J'ai envie de voir les chutes. Allez, encore un petit hochement de tête.
Mince, c'est à moi d'entrer en scène, c'était trop beau..
-Croyez-vous en Dieu ?
Et en plus la question piège... Je la redoutais celle-là... Pourquoi moi ? Et l'autre qui roupille!
-Yes, just a little.
-A little ?
Oui, bah, regarde la route mon vieux... Ma réponse l'a totalement sidéré. Il en reste bouche bée.
Pourquoi je n'ai pas répondu simplement yes, et on en parlait plus... Malheur.
Il se redresse, pousse un léger soupir, passe la main dans ce qui lui reste de cheveux et tourne la tête dans ma direction.
Il a le sourire d'un vendeur de voitures d'occasion et des dents aussi blanches que dans une pub.
-God is love my friend.
-Yes
-You see, I'm a Mormon
-Yes
Je tiens encore à ce rythme là pendant une vingtaine de kilomètres et puis, je me retrouve avec sa grosse paluche sur mon front. Je dois répéter ce qu'il me dit. Sa voix est douce, il prend bien soin d'articuler le moindre mot. Je répète..
La cérémonie a duré un bon quart d'heure. Enfin, après le baptême, il m'annonce, son bon sang de sourire de vendeur toujours accroché sur ses lèvres, que nous devons descendre.
Quoi, qu'est-ce que j'ai fait de mal ?
Rien du tout, il doit quitter l'autoroute ici pour rejoindre sa maison. Je réveille mon pote.
Le prêtre nous serre chaleureusement la main, nous souhaite bonne chance en nous abandonnant avec nos sacs à dos, à 200 bornes des chutes.
Et après ça, il y en a qui croient encore au miracle.
Mon pote baille, puis me fixe en fronçant les sourcils.
-Tu lui as parlé au moins?
-Bien sûr, qu'est-ce que tu crois!
Il soupire.
Beaucoup plus tard, nous nous retrouvons devant une tasse de café à regarder défiler les voitures sur l'autoroute inter-états numéro 90 à travers la vitre d'une cafétéria.
-Dis, tu crois en Dieu, toi?
Mon pote lève lentement la tête et me dévisage comme si je venais de lui annoncer que Kerouac, Dylan et les autres étaient de simples fumistes.
-Tu crois que c'est le moment ?
Nous sortons de la cafétéria, il faut reprendre la station debout, le pouce en l'air. Je m'en moque, ce soir, je serai très content de dormir sur la moquette.
Julius Marx


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