lundi 2 avril 2012

Voyage dans les Abruzzes



John Fante est de ceux qui donnent envie de conserver longtemps la position couchée. Il fait partie de la petite dizaine d'écrivains dont on ne "saute jamais les pages". Il sait nous faire partager les choses simples et compliquées à la fois, les émotions de la vie, bien sur. Nous éprouvons  toujours un plaisir jubilatoire à lire ces pages.
"Son pied a encore frappé le sol.
-Voila mon rêve. Toi, Miss Joyce, et le petit garçon. Moi et maman un peu plus bas sur la route. Un grand terrain. Quatre acres. Pour toi. Pour les mômes.
-Mais papa...
-Pas de mais. Je suis ton papa. Toutes ces saletés que tu écris. Tu as de l'argent?
-J'ai quelques dollars, papa.
-Tu as deux mille dollars?
-Oui.
-Achètes-le. J'en ai parlé à Joe Muto. Il est mon paysano. Il ne vendra qu'à moi.
Que pouvais-je dire à cet homme- mon papa?
Que pouvais-je dire à ce visage tourmenté par le travail, durci pas les ans, aujourd'hui adouci par son rêve, seulement soutenu par son rêve? Il y avait le ciel bleu et les vieux citronniers, les herbes hautes qui bruissaient comme un ancien amour contre ses jambes; et ses petits-enfants étaient déjà là, déjà ils respiraient cet air, batifolaient dans l'herbe, et leurs os se nourrissaient de ce sol qui était son rêve à lui.
Que pouvais-dire à cet homme? Pouvais-je lui annoncer que j'avais acheté une maison dans ce foyer de perversion  et de chaos qu'on nommait Los Angeles, juste à côté de Wilshire Boulevard, un lopin de terrain de cinquante mètres sur quinze, qui grouillait de termites? Si je lui avait dit cela, la terre m'aurait avalé, le ciel m'aurait écrasé.
-Laisse-moi y réfléchir, papa.Je vais voir ce que je peux faire."

Ces moments rares, on doit tout de suite les partager avec d'autres. Alors, on réveille sa compagne et on lit :
"-Pourquoi cette salopette? je lui ai demandé.
Il s'est regardé.
-Qu'est-ce qu'elle a ma salopette?
-Tu n'as pas de pantalon qui va avec la veste?
-Je l'aime pas.
Il était assis à la table de la cuisine, rasé de près, le visage talqué. Une raie impeccable séparait ses cheveux. Au-dessus du col de sa chemise noire, son cou semblait sur le point d'éclater, tant sa cravate le serrait. Il avait néanmoins l'air distingué de qui entame un long voyage.
-Il est têtu comme une mule , a dit Stella. Il ne veut surtout pas avoir l'air propre.
-Mais je suis propre. Tous mes vêtements sont impeccablement propres.
-Enfin, une salopette! dans un train.
-Je voyageais déjà en train alors que tu n'étais même pas né. N'essaie pas d'apprendre à ton père comment on voyage en train.
-Je trouve ton allure de vieux poseur de briques parfaitement superflue.
-Tu as quelque chose contre les poseurs de briques?
-Que dirais-tu du costume gris? j'ai proposé. Il te tiendrait sans doute moins chaud dans le train.
Alors, rubicond et furibard, il s'est levé.
-Tu veux que j'aille voir ta maison, oui ou non? Tu veux que je t'aide?
Je le désirais sans aucun doute.
-Cesse donc de me donner des conseils vestimentaires. Tu es moins futé que tu parais, ne l'oublie pas. Acheter une maison bourrée de termites!"

Alors, notre compagne, les larmes aux yeux, parle de son grand-papa, là-bas, dans les Abruzzes. De ses vacances d'été, de la maison près de la voie de chemin de fer, des savoureuses petites tomates et de ses nombreuses bêtises aussitôt pardonnées.
C'est sans doute cela un écrivain.
Allez, il est grand temps d'éteindre la lumière.
Julius Marx
-John Fante
(Pleins de vie- 10/18)
Préface de l'indispensable Philippe Garnier

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