lundi 15 octobre 2012

Dans la maison de Richard



"C'est une belle bibliothèque, parfaite de tempo,luxuriante et américaine. A l'horloge,il est minuit et la bibliothèque, profonde,est emportée, comme un enfant qui rêve,jusque dans l'obscurité de ces pages.
Bien que la bibliothèque soit "fermée",je n'ai pas besoin de rentrer chez moi parce que chez moi, c'est ici et cela depuis des années. D'ailleurs, il faut que j'y sois en permanence; cela fait partie de mon travail. Je ne voudrais pas passer pour un petit fonctionnaire besogneux mais quand même, j'aime mieux ne pas penser à ce qui arriverait si, par hasard, quelqu'un venait et je n'étais pas là.
Cela fait des heures que je suis assis à ce bureau, le regard perdu parmi les rayons obscurs où s'alignent les livres. J'aime leur présence,le poids de leur présence,et l'honneur qu'ils font au bois des étagères."

Dans son magnifique poème romancé L'avortement  notre ami Richard (j'aime à parler de lui comme un ami, l'image lui colle tellement bien à la peau. Un de ces amis qui sonne à votre porte avec une bouteille en poche justement le jour où votre passion pour la vie s'est un peu éteinte) développe au grès des chapitres (qui n'en sont pas vraiment) la condition  quasi aliénée de l'écrivain. Nous pouvons également y voir l'exil, volontaire ou non,  la solitude et  bien sûr la recherche constante de l'amour.
Dans cette bibliothèque-cerveau, le visiteur n'entre pas pour emprunter des livres mais au contraire pour confier ses oeuvres personnelles. Voici quelques-une de ces livres indispensables légués à la postérité.

-Dieu et la stéréo, du révérend père Lincoln Lincoln.
L'auteur a dit que Dieu tenait à l'oeil nos chaînes stéréo. Je ne sais pas ce qu'il voulait dire par là, mais il a donné un grand coup sur le bureau avec son livre.

-Coquelicot joli, de Barbara Jones.
L'auteur avait sept ans et portait une jolie robe blanche.
"C'est un livre sur les coquelicots", a-t-elle dit.

-Jusqu'au petit jour, ses baisers, de Susan Margaret.
L'auteur était une femme entre deux âges, abominablement laide et avec l'air de n'avoir jamais été embrassée de sa vie. Il fallait y regarder à deux fois pour s'apercevoir qu'il y avait des lèvres dans son visage. C'était une grande surprise de découvrir finalement sa bouche, entièrement masquée par son nez.
"C'est un livre sur les baisers", a-t-elle dit.
Elle devait, j'imagine, avoir passé l'âge des subterfuges.

-Mon pote, la grande reine de la nuit, de Rod Keen.
L'auteur portait une salopette et une paire de bottes en caoutchouc . "Je travaille dans les égouts de la ville, m'a-t-il dit en me tendant son livre. C'est de la science-fiction."

-Le livre de cuisine de Dostoïevski, de James Falcon.
L'auteur a dit que son livre était un recueil des recettes de cuisine qu'il a trouvées en lisant les oeuvres complètes de Dostoïevski. "J'ai goûté à tous les plats dont le grand romancier russe nous donne la recette au fil de son oeuvre. Et il faut bien reconnaître que certains sont excellents."

Et puis, "perdu"dans cette liste d'auteurs on trouve Richard lui-même qui se découvre un tout petit peu..

- Dans ma maison un grand cerf, de Richard Brautigan.
L'auteur était grand et blond, avec une longue moustache jaune qui lui donnait l'air anachronique. On aurait dit quelqu'un qui se serait trouvé plus à son aise dans une autre époque.
C'était la troisième ou la quatrième fois qu'il apportait un ouvrage à la bibliothèque. A chaque nouveau livre, il avait l'air un peu plus vieux, un peu plus fatigué que la fois précédente. Il avait encore l'air jeune, du temps où il avait apporté son premier livre.Je ne me souviens plus du titre, mais cela parlait, je crois, de quelque chose, en Amérique.
"Et celui-ci, de quoi parle-t-il?" lui ai-je demandé, parce qu'il  avait l'air de quelqu'un qui attend qu'on lui pose une question.
"Bof, c'est un livre.Sans plus", a-t-il répondu.
J'avais dû mal interpréter son air d'attendre.

Moi aussi, probablement. Il faut que je perde cette manie d'interpréter tout ce que je lis.
Merci d'avoir suivi ce bavardage.
Julius Marx 

Richard Brautigan 
L'avortement 
Points (n°1578)



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