mercredi 26 mars 2014

Brève histoire d'amour



Quand Patrick avait quinze ans et qu'il se cherchait une bonne raison pour rester tard en ville, il s'était inventé une petite amie, qu'il avait baptisé Marion Easterly. Claire lui rappelait Marion. Marion avait une belle âme et un bel esprit. Il prétendait être désespérément amoureux de Marion, si bien que lorsqu'il rentrait à deux heures du matin, il annonçait que Marion et lui avaient discuté de ce que cela voulait dire d'être jeune et n'avaient pas vu le temps passer. Les parents de Patrick, vaguement sensibles à l'idée de l'amour chez les autres, crurent en l'histoire Marion Easterly pendant un an. Comme à son habitude, Patrick faisait alors les quatre cents coups dans un bar un peu louche. Il créa une famille à Marion: de robustes cheminots avec trois jolies filles. Marion était la plus jeune, elle était prude et brune, elle adorait le tennis et les romans à l'ancienne dans lesquels les jeunes gens en Knickerbockers vivaient dans des petits villes. Quand Patrick se retrouvait en prison, Marion n'était jamais avec lui. Si bien que, peu à peu, les parents de Patrick se mirent à penser  qu'elle devait avoir une bonne influence sur leur fils. Il n'avait qu'à passer son temps avec Marion Easterly, et ses frasques s'espaceraient, la pension ne serait plus une obligation et Patrick pourrait grandir et apprendre un...bon métier.
En juillet, Patrick  participa aux épreuves de lasso du rodéo de Wilsall, avant de se joindre aux bagarreurs devant les bars. Il avait attrapé son veau  et lui avait lié les quatre pattes de main de maître, il en récolta une considération certaine malgré son jeune âge, qui lui valut de se faire offrir nombre de verres sur le trottoir, sans même qu'il ait besoin d'entrer dans les bars. Patrick et ses amis restèrent assis sur les capots de leurs voitures jusqu'à ce que le soleil se noie dans les Monts Bridger. A trois heures du matin, il était de retour au ranch, tanguant fortement dans la cuisine, et il voulut se préparer un petit quelque chose à manger. Il buta contre un vaisselier et fit tomber une pluie de cristal sur les tomettes. Une pyramide d'assiettes et de plats glissa et se fracassa par terre. Il abandonna l'idée du petit quelque chose à manger.
Le père et la mère de Patrick fusèrent dans la cuisine, on ne peut plus soucieux. Patrick titubait parmi les débris et écrasait bruyamment porcelaine et verre avec ses bottes de cow-boy. Il les regarda, tout en essayant de penser le plus vite possible.
"Marion est morte, lâcha-t-il. Un diesel. Elle allait chercher des oeufs."
L'annonce laissa les parents pétrifiés.
"Je me branle de tout, maintenant, ajouta Patrick.
-Il n'est pas question que tu parles comme ça dans cette maison", lui dit sa mère.
Mais son père intervint et épilogua sur la mort du premier amour d'un garçon. Patrick tournoya jusqu'à sa chambre et s'endormit lourdement.
Après dix heures d'un sommeil  bousculé par le remords, l'alcool et le fait qu'il avait gardé sur lui ses vêtements sales du rodéo, Patrick s'éveilla en sursaut et se sentit empli d'une crainte aussi soudaine que difficilement identifiable. Il mit une main en coupelle devant sa bouche pour voir à quoi ressemblait son haleine, puis se badigeonna les dents d'un peu de dentifrice. Il courut à la cuisine nettoyer le chantier, mais il arriva trop tard.
Vraiment trop tard.
Sa mère et son père l'attendaient. La cuisine était impeccable. Son père portait un costume et une cravate, sa mère une robe d'un bleu éteint. Tout semblait très calme.
"Pat, dit son père, nous voulons rencontrer les parents de Marion. Nous voudrions les aider à préparer les obsèques ."
De fines coulées de larmes se dessinaient sur les joues de sa mère. Mais elles venaient d'une paire d'yeux qui paraissait fort étrange.
"On n'arrive pas à trouver les Easterly dans l'annuaire.
-Ils n'ont pas le téléphone.
-Et on ne pourrait pas tout simplement aller là-bas?
-Je ne crois pas qu'ils le supporteraient, papa. Ca vient juste d'arriver."
Une claque sonore aiguisa les sangs de Patrick et le rappela à la réalité du moment.
"Tu étais bourré à Wilsall, dit sa mère. Et Marion Easterly n'existe pas !
-Tout cela est quand même très embarrassant, Pat, dit son père. Nous sommes allés à l'hôpital, à la morgue, à la police. Les policiers, en particulier, se sont bien amusés à nos dépens, et les autres ne se sont pas franchement ennuyés en nous voyant. Je crains que tu ne sois une sorte de bon à rien. Je crains que nous ne soyons dans l'obligation de t'envoyer en pension.
-Ce n'est que justice, dit Patrick.
-Je crains bien de me ficher totalement de savoir si c'est juste ou non", dit son père.
Thomas Mc Guane
Nobody's Angel
(L'ange de personne)
10/18
Les grands écrivains racontent bien souvent notre propre histoire. Méditez là-dessus.
Image : Nathalie Wood et James Dean in Rebel Without a cause (Nick Ray 1955)

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