La plupart des humains savent que la petite ville de Vevey
se trouve en Suisse. Ils le savent pour avoir, au moins une fois dans leur vie,
consulté l’adresse de la multinationale alimentaire Nestlé sur un des nombreux produits
de la firme, avant ou après sa consommation. Rappelez-vous, les charmants
petits oiseaux perchés sur un nid. Ne perdons donc pas de temps et filons tout
de suite sur la rive nord du lac Léman, que les autochtones et leur syndicat d’initiative
appellent, peut-être avec un brin d’ironie, la Riviera Suisse. Peter Belcker descend la double spirale du grand escalier central du siège de la société. Son
impeccable costume gris anthracite est en parfaite harmonie avec la teinte
naturelle de ses cheveux. Le manager se sent pleinement satisfait des différentes
négociations menées au cours de cette
longue journée de travail pour le compte de « sa maison-mère ». Satisfait
d’avoir impacté, importer et finalisé, il ressent, et c’est bien naturel,
l’habituelle et nécessaire période de décompression. Dans sa tête, les bilans
et les chiffres se disputent le leadership. Mais, s’il est logiquement fier des services rendus, il sait aussi qu’il
ne doit surtout pas le montrer. Comme l’ensemble
des cadres performants de la firme, il prend grand soin de ne pas afficher ses
émotions, même si une grande majorité des employés, à cette heure tardive, a
déjà déserté les bureaux. C’est cette règle tacite qu’il récite à voix basse en entrant dans
l’ascenseur. Il est conscient que la possibilité de croiser un de ces modestes
travailleurs d’une quelconque république bananière occupé à récurer le sol n’est
pas à écarter. Un homme du monde capitaliste, celui des vainqueurs, doit savoir
se contenir et tenir son rang.
Quatre étages plus bas, dans le sas 435 B, il compose les
huit chiffres de sa porte codée. Pour ces chiffres, il ne doit faire aucun
effort de mémoire. Par précaution, il avait choisi, à son entrée dans la grande maison, les deux derniers chiffres
de sa date de naissance 53, ceux de son épouse Elsa, 55 et enfin ceux de ses deux enfants Charles, 91 et Noémie, 93. La lourde porte s’ouvre sur
le parking en chuintant.
Il n’a pas fait trois pas dans l’allée centrale que les
rampes de néons s’allument une à une, nimbant le sous-sol d’une clarté
jaunâtre. Prudent, Belcker tourne alors
rapidement la tête à droite, puis à
gauche, pour bien s’assurer que l’endroit est totalement désert. Alors,
seulement à cet instant, il se détend légèrement et se laisse aller à fredonner
un petit air, très en vogue en confédération helvétique. Dans cette
fredaine populaire, il est essentiellement
question d’un homme incapable de choisir
entre deux très belles et pulpeuses femmes ; l’une brune, l’autre blonde.
Question grosse berline, Belcker pense alors qu’il a
vraiment fait le bon choix en ouvrant la
portière de son Audi S8 (ne rejetant que 235g de CO2 dans l’atmosphère.)
Installé au volant, il glousse de satisfaction en entendant le rugissement
sauvage de son dix cylindres, au moment même où son pied enfonce la pédale d’accélérateur. Accompagné
par la sixième symphonie de Gustav Malher, Belcker remonte allegro vers la lumière. Lorsque la guérite du gardien se présente, il
coupe la musique et baisse sa vitre pour adresser quelques mots au préposé,
comme il en a pris l’habitude. Une
faiblesse? Certainement pas. Un bon chef
doit toujours garder un œil bienveillant sur ses troupes. Cette phrase,
copiée lors d’un récent séminaire, l’avait totalement conquis. Et puis, la conversation (appelons-la plutôt
échange verbal) ne dépasse jamais les
quelques mots. Les sujets en sont la pluie et le beau temps, principalement, et quelquefois, au moment des fêtes de fin d’années, la
famille. Sûr de lui, Belcker relève la
tête en affichant son sourire efficace
et rassurant de communicant.
-Alors, Monsieur Max, quelles nouvelles aujourd’hui ?
L’homme de la guérite se penche vers l’avant. Sa tête sort
de l’ombre. Une grosse tête noire comme du charbon, totalement rasée, avec des
petits yeux mobiles qui brillent comme deux perles fluorescentes. A ce moment,
les yeux de Belcker sont grands ouverts. Ils disent « mais, vous n’êtes pas Max ! »
-On n’échappe pas à
son destin, dit l’apparition, d’une voix étonnement caverneuse.
- Mais…Qu’est-ce que… lâche simplement Belcker, avant de voir jaillir de la guérite une
lance, ou une sagaie, qu’importe… Il n’a pas le temps de donner une réponse. La
lame trouve facilement son chemin dans
le cou de Belcker. La pointe effilée transperce la chair blanche. Des jets
de sang réguliers éclaboussent sa
chemise, les sièges, le tableau de bord et le pare-brise de la voiture. Belcker s’effondre sans un bruit sur le siège passager alors que la tête noire
disparait dans les profondeurs de la
guérite.
De nouveau, tout est calme. Pourtant, on peut entendre une
petite voix. Oui, une voix céleste qui récite un vers de Rilke.
La mort est grande nous lui appartenons
bouche riante quand nous nous croyons au milieu de la vie,
elle ose pleurer au beau milieu de nous.
bouche riante quand nous nous croyons au milieu de la vie,
elle ose pleurer au beau milieu de nous.
Julius Marx
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