"J'aime lire allongée sur un canapé, mais ceci n'est pas une profession, hélas." Fran Lebowitz
lundi 12 mars 2012
Le Sniper
Couchez-vous !
Ca crépite, ça gicle rouge !
Hervé Prudon est un tireur fou, isolé, qui écrit avec une Kalachnikov. Au fil des pages, ça dégringole, ça dézingue, ça dessoude méchamment. Un chapitre à peine achevé, une petite trêve genre croix Rouge internationale, et nous voila reparti dans le champ de mine, le feu nourri qui reprend.
Sa prose est juste, trop juste peut-être, et toujours mortelle. Nous, les victimes, en refermant les livres, on se compte, on se regarde, ébahis, miraculés, encore tâchés d'encre rouge sang.
Les autres( les personnages) sont des cibles mouvantes et émouvantes, happés dans le champ de bataille de la banlieue.
Jugez plutôt (attention, ça décoiffe, casque obligatoire)
"-Et ta mère?
-Elle fait surtout des mots croisés, elle est très forte. C'est à cause de Loulou peut-être, c'est comme les fous les mots croisés, , derrière leur grilles, case vide, case noires, on leur cherche une définition, c'est comme tout le monde, mots verticaux garde-à-vous, mots horizontaux couchés comme des putes, les putes et les fous c'est toute une famille, ça m'étonne pas qu'elle fasse des mots croisés ma mère, regarde par la fenêtre, c'est pas beau ces mots croisés géants? Cinq étages sur neuf escaliers.On est tous là dans une case, derrière une fenêtre, on attend une définition, on est comme des lettres qui ne veulent rien dire sans les autres, tu as une définition, toi, pour toutes ces vies croisées, tu y comprends quelque chose, Lucien? Tu sais, on aurait pu écrire des choses merveilleuses comme rêver. Et puis un nouveau emménage en bout d'immeuble, c'est le c. Il décapite le e , il aimait pas son chapeau, et on devient crever. On crèvera tous, là. Dans nos boites. Comme Schmitz. On restera là toujours entre indigènes, entre indigents."
En temps de paix, on peut tout de même lire aussi ce genre de choses :
"Pierrefort s'était recroquevillé sous la pluie. La place était déserte et la fontaine débordait.Il était presque midi, la population était à la messe ou à la fesse, au notre-père ou au Pernod. Pierrefort glougloutait en anisettes, eau bénite et caniveaux. La 4L glissa comme un bathyscaphe et sortit de la ville."
Mais, la trêve ne dure jamais bien longtemps. On ressort les armes, on est de suite prêts à en découdre.
Alors, l'unique rescapé de la troisième guerre mondiale, la der des der véridique, celle qui n'a épargné personne, se livre enfin:
"Touché par la crise, mais pas par la grâce, n'est-ce pas, intouchable, et fou de Dieu, et aussi des petits-enfants, mais mal aimé, maudit des chiens, des femmes, n'est-ce pas, et trahi jadis par la mienne, Olga Piquette, née Zakouski, et logé par ma mère, M'mam, car chômeur en fin de droits, n'est-ce pas, en bout de piste, cul-de-sac, quadragénaire lettré mais néanmoins crétin congénital, parait-il, pétri d'Amour et Compassion, mais vraiment moche, n'est-ce pas, depuis longtemps, ventru, fessu, dodu dindon, pardon, gloussant timide, gras comme une loche moche, un peu lunaire Apollinaire, secret poète, mais niaiseux nul , mirliton, tontaine, avec des yeux d'éléphanteau derrière des verres en cul d' bouteille, alcoolique non pratiquant, voyez-vous, depuis ma troisième cure, mais toujours soif, curieux de tout, onaniste fervent, voyeur et téléphage, bon public, et de bon service, sans doute, mais rien foutu de faire de mes dix doigts, quoique, voir onaniste, guère hygiéniste, peu soucieux de ma mise, peu coquet, hostile à ma propre image, myope, pas foutu d'aligner trois mots, introverti trop averti des dangers extérieurs, sans doute, un peu lâche, n'est-ce pas, si timide, gourmand, dormeur, simplet, nain, tellement nain, parmi les nains, frères humains, et pauvre, humilié oublié, seul silencieux, sauteur yogique, penseur transcendanté, anachorète, âne incorrect, et voluptueux parfois, sans doute, pas longtemps, n'est-ce pas, tas de graisse post-bouddhique, boudin merdique, universel humain, frère des hommes, frères caca, frère cadet, prout cadet, petit, de nationalité française, depuis toujours, né quelque part en France, n'est-ce pas, vivant dans la Cité, fils unique, de mère unique et père inconnu, divorcé sans enfant, blanc de peau, un peu rose, couperose, absolu résigné, prêt à tout, sans doute, baroud, à tenter l'impossible, impossible n'est pas français, n'est-ce pas, mais qu'est-ce qui est français ici? Apolitique convaincu, pas très raciste,et jamais râleur, toujours à l'heure, et puis le mot pot pour rire, voyez-vous, mais sans personne à qui le dire, n'est-ce pas, car toujours seul, ou avec M'mam, si sourde, et désormais si morte, hélas, et moi si silencieux morpion, moribond, manque de fion, toujours chaque jour un peu plus muet, plus mort..."
Hervé Prudon a le n'est-ce pas de Céline, la hargne d'Arno Schmidt et les armes de guerre du poète.
Bon, maintenant, la colline est dégagée. Il est grand temps de tenter une sortie.
Julius Marx
Hervé Prudon
-Banquise ( Classiques du Crime-1981)
-Mardi Gris (Série Noire n° 1724)
-Nadine Mouque (Série Noire n° 2401)
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"nadine mouque" pas mal comme titre ;)
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