mardi 12 juin 2012

Histoires comme-ci, comme çà (15)

Comment je suis devenu plus vieux en une nuit



Quelque part en Tunisie.  12 Juin 2012.
Hier soir, avant de dormir, bercé par la douce musique des chiens attachés sur les terrasses des maisons, des lazzis et des chants poussés par les invités du mariage d'un voisin, j'ai lu ceci:
"Il y a bien longtemps, à l'époque où j'écrivais pour la presse populaire, j'ai mis quelque chose comme ça dans une histoire : "Il sortit de la voiture et il traversa le trottoir inondé de soleil, jusqu'au store au-dessus de l'entrée. L'ombre lui tomba sur la figure comme un jet d'eau froide".
Bon, ils ont coupé ça quand ils ont publié l'histoire. Les lecteurs n'aimaient pas ce genre de truc.
Ca ralentissait l'action. Alors j'ai voulu prouver le contraire. Ma théorie, c'était que les lecteurs croyaient seulement ne se soucier que de l'action; en fait, mais ils ne le savaient pas, ce qu'ils aimaient et moi aussi, c'était la création d'une émotion par le dialogue et la description. Ce qui en restait et qui les hantait, ce n'était pas par exemple qu'un homme se fasse tuer, mais qu'au moment de sa mort, il ait été en train de ramasser un trombone sur la surface polie d'un bureau, sans y parvenir parce que ça glissait, si bien que son visage avait une expression de tension et que sa bouche était entrouverte dans un rictus, et la mort était la dernière chose au monde à laquelle il songeât. Il ne l'avait même pas entendue qui frappait à la porte. Ce foutu petit trombone continuait à lui glisser entre les doigts et simplement il ne voulait pas le pousser jusqu'au bord du bureau pour l'attraper avant qu'il ne tombe."
Le trombone, j'en ai rêvé une bonne partie de la nuit. J'ai fini par l'attraper et puis, je l'ai avalé.
A six ou sept ans, je me souviens avoir avalé un trombone. J'ai tout de suite couru pleurer dans le tablier de ma mère en criant :
-J'ai avalé un truc!
Ma mère à laissé tomber sa blanquette, a ouvert de grands yeux, et m'a demandé.
-Quel truc ?
Je n'en savais rien. Un truc, c'est tout. Et alors, qu'est-ce que ça changeait? Je venais d'avaler un objet non identifié. la seule chose dont j'étais sûr c'est que la place de  ce truc-chose n'était pas dans ma gorge. Qu'importe le nom que les adultes pouvaient lui donner. J'ai essayé de le décrire mais mes précisions manquaient cruellement de pertinence.
Heureusement, l'homme de la maison est arrivé. Il a vite réglé le problème en  m'attrapant par les pieds et en me secouant sans ménagement. L'objet diabolique est tombé sur le carrelage de la cuisine et ma mère a pu retourner à sa blanquette.
Depuis ce jour, je suis persuadé qu'un bon écrivain ne crée l'émotion que par le dialogue et une vraie description.
Ce matin, en ouvrant les yeux, j'ai tout de suite senti que quelque chose avait changé.
Dehors, c'était la routine. Le soleil commençait à s'occuper sérieusement de la façade est de la maison. Le vent de la mer n'était pas encore levé, les oiseaux débutaient leur récital.  Pourtant, j'étais sûr que quelque chose de terrible s'était produit. Peut-être pas un de ces évènements qui change irrémédiablement la face du monde. J'étais en bonne santé, ni heureux, ni malheureux.
Je me suis levé et, lorsque j'ai regardé par la fenêtre, une soudaine émotion s'est emparée de moi.
J'ai été encore frappé par la beauté, le calme, de cet endroit.
Mais alors, qu'est-ce qui avait changé?
-Tu as seulement un an de plus, me dit ma douce moitié avant de m'embrasser. Pas de quoi en faire un drame.
J'ai pensé à une épitaphe lu quelque part : " il a dormi toute sa vie sous des toits étrangers, maintenant, il dort sous terre, comme un vieux roi."
Et puis, j'ai eu la soudaine envie d'avaler un trombone.
Julius Marx


-Le texte est une lettre de Raymond Chandler (Lettres-10/18-tome2)
-L'épitaphe de Raymond Carver ( La vitesse foudroyante du passé) 

1 commentaire:

  1. L'émotion, c'est pas cette chose étrange qui vous étreint et qui parfois vous laisse sans voix ?.....Et bien voilà!

    Merci du cadeau Julius, c'était pourtant Ton anniversaire...

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