mardi 11 septembre 2012

Autrefois



Autrefois il faisait jour jusqu'à minuit,
la pluie et la neige montaient du sol
au lieu de tomber du ciel. Les femmes étaient faciles.
Dès qu'on en voyait une, deux autres apparaissaient,
qui marchaient vers nous à reculons, en se déshabillant.
L'argent ne poussait pas parmi les feuilles des arbres,
mais autour des troncs, en ceintures de cuir de veau;
vous aviez seulement droit à vingt dollars par jour.
Certains hommes volaient comme des corbeaux, d'autres
couraient dans les arbres tels des tamias. Sept femmes
du Nebraska remontèrent le Missouri plus vite que
les dauphins mouchetés du cru. Les chiens basenjis
parlaient espagnol, mais tous préféraient s'en abstenir.
On exécuta quelques dirigeants politiques qui avaient trahi
la confiance des électeurs et les poètes durent se contenter
de quatre litres de bourgogne par jour. On ne mourait
qu'un jour précis de l'année et des choeurs mirifiques
montaient des cheminées d'hôpitaux où il y avait un âtre
en pierre dans chaque chambre. Certains pêcheurs apprirent
à marcher sur l'eau et, jeune garçon, je descendais les rivières
en courant, ma canne à pêche toute prête. Aux femmes en
mal d'amour il suffisait de porter des chaussures pointus ou
des gousses d'ail aux oreilles. Tous chiens et humains
devinrent de taille moyenne et bruns; à Noël tout le monde
gagnait les cent dollars de la loterie. Dieu et Jésus n'avaient
pas besoin de descendre sur terre, car ils y étaient déjà,
passant leurs nuits à monter des chevaux sauvages,
et les enfants avaient le droit de veiller tard pour les entendre
galoper dehors. Les meilleurs restaurants étaient des églises
où les Episcopaliens servaient de la cuisine provençale,
les Méthodistes de la toscane, etc. A cette époque, le pays
était plus large de deux mille miles, plus haut de mille.
Il y avait de nombreuses vallées inconnues où les tribus
indiennes vivaient en paix, bien que certaines aient choisi
de fonder de nouvelles nations dans les régions jusque-là
insoupçonnées situées à l'intérieur des traits noirs marquant
les frontières entre Etats. J'ai épousé une jeune Pawnee
lors d'une cérémonie organisée derrière la cascade habituelle.
Des ours assoupis présidaient les tribunaux, des oiseaux
chantaient les récits lumineux de lointains ancêtres aviaires
qui volent maintenant en d'autres mondes. Certains fleuves
étaient trop rapides pour être navigables, mais on les laissait
faire pourvu  qu'ils consentent à ne pas inonder la Conférence
de Des Moines. Les avions ressemblaient à des navires
aéroportés, dont les multiples ailes vibrantes jouaient
une sorte de musique de chambre en plein ciel. Des pieds-
d'alouette poussaient dans les canons des pistolets et,
chacun avait le droit de choisir sept jours dans l'année pour
les répéter à sa guise, bien que cette coutume ne fût pas
très populaire. A cette époque, le vide était sillonné de
fleurs tourbillonnantes et des animaux sauvages inconnus
assistaient aux enterrements à la campagne. En ville,
tous les toits étaient couverts de jardins potagers et floraux.
L'eau de l'Hudson était potable et une baleine à bosse
fut aperçue près de la jetée de la 42e rue, sa tête remplie
de sang bleu de la mer, sa voix soulevant les pas des gens
dans leur anti-défilé traditionnel, leur désordre inoffensif.
Je vais m'arrêter là. Toutes mes preuves ont disparu
lors d'un incendie, mais pas avant d'avoir été mâchées
par tous les chiens qui habitent la mémoire.
L'un après l'autre, ils hurlent au soleil, à la lune, aux étoiles,
pour tenter de les rapprocher à nouveau.

JIM HARRISON

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