samedi 1 septembre 2012

Le polar est Amour (11)


-Elle est ici, me dit-il.
Elle était là. Je crois que je me souviendrai toujours de cette première rencontre. Je la vis toute droite dans la pénombre du couloir, avec ce chasseur d'hôtel de province, dans son costume de saltimbanque, qui s'appuyait légèrement contre elle, un sourire complice aux lèvres.
-Elle vaut le coup, hein, Toto? me demanda-t-il.
J'affirmai qu'elle valait le coup. Ca parut faire plaisir au chasseur et il me montra toute sa dentition. Ce n'était pas beau. Il me dit qu'il était heureux qu'elle me plaise parce qu'elle était ce qu'il y avait de mieux à Krotz Springs, et que Dieu seul pouvait savoir pourquoi elle avait échoué dans un petit village de pêcheurs sur les rives de l'Atchafayala, quand elle aurait pu facilement vivre à la Nouvelle-Orléans, ou à Memphis, ou n'importe où, avec des jambes comme ça, et ses manières, et tout.
Elle ne dit rien.
Elle avait les yeux d'un bleu lavande et les cheveux vigoureux, légèrement dorés comme de la crème, qui ondulaient largement sans boucler. Elle portait un béret bleu marine. Puis il y avait son visage et un long imperméable métallisé, tout mouillé, qui dégageait une odeur froide de moisi.
Puis ses jambes; là, le chasseur ne s'était pas trompé. Et puis ses pieds, courts, larges, gras comme ceux d'un bébé. Ses chaussures de daim marron, luisantes d'humidité, avaient dû coûter cher.
-Bon Dieu, donnez-lui donc son dollar, me dit-elle, sans que sa voix trahisse le moindre sentiment.
Je pris sur la commode un dollar et le donnai au chasseur. Ca me donna droit à un autre sourire affreux, puis il s'en alla. Elle entra et referma la porte. Nous nous retrouvâmes dans la chambre, ensemble, tout simplement. Avant, il n'y avait rien, et maintenant, on était tous les deux.
Après quatre mois de forage, c'est une rude joie de n'avoir plus de crasse dans les oreilles et de se trouver dans une chambre avec une jeune femme, qui semble habituée au luxe et qui a des yeux bleu lavande.
-Bonjour, dit-elle, toujours sans y mettre de sentiment.
Je dus sourire. Je me rappelle que sa moue maussade, à la Buster Keaton, n'allait pas avec la beauté de son visage. Mais pas du tout. Quand elle se laissa choir sur le drap du dessus, bien empesé, ça fit un craquement assez comique.
Je lui dis:
-J'aurais choisi pour mon pagne une serviette plus "habillée", si j'avais su qu'on allait faire des cérémonies.
-Je suis fatiguée, répondit-elle. (Elle avait gardé son imperméable métallisé et avait posé ses mains sur ses genoux.) Ne perdons pas de temps à blaguer.
-D'accord.
-Il ne faut jamais blaguer avec une putain fatiguée, dit-elle. Personne ne peut être aussi fatiguée qu'une putain fatiguée.



Elle m'examina de haut en bas. Pas pour m'évaluer, pas pour m'insulter.Mais comme on regarde une maison, ou une colline, ou une taupinière. Moi, ça ne me gênait pas. Je la regardais aussi, et je sentais la mince natte de fibre qui me grattait la plante des pieds, amollis par le bain. J'étais tenté (et ça me faisait rigoler intérieurement) de me présenter et d'engager une vraie conversation, de parler du pays et des gens qu'on connaît, en essayant de se trouver des relations communes. Je voulais lui expliquer pourquoi je ne portais qu'une serviette pour tout vêtement, lui dire que le chasseur m'avait mal compris, que ce qu'il me fallait, c'était une bonne grosse fille un peu stupide, une professionnelle. Pas une mince créature pleine d'assurance, avec une peau de la couleur des perles et du miel. Au lieu de tout cela, je lui versai un autre verre, dilué d'un peu d'eau tiède, cette fois.

La pluie tambourinait aux fenêtres et battait la toiture de zinc de l'hôtel. Elle tombait, tantôt par gros paquets hurlants, tantôt dans un murmure et parfois en crissements, comme du papier de verre qu'on frotte sur du bois. La fille but son second verre, se redressa et commença à se déshabiller.
Bientôt, nous étions tous les deux au lit, sous la lumière crue de l'ampoule.
Quand j'y repense, ce sont les détails les plus idiots qui me reviennent: la cambrure profonde et nerveuse de son dos, juste au-dessus des hanches. Son odeur de bébé, une odeur qui vous fuyait, dont vous n'étiez jamais sûr, même en vous approchant tout près. Les petits points bruns qui avaient l'air de flotter à la surface de ses yeux bleus lavandes quand je l'embrassais. Ses yeux grands ouverts et avertis. Mais sans expression. Les yeux d'un gourmet à qui on a donné un morceau de pain rassis, et qui le mange parce qu'il ne peut pas faire autrement, mais en le goûtant le moins possible.
Quand il n'y eut plus de whisky, je me rappelle m'être levé et avoir lancé une godasse sur l'ampoule. Et puis je me suis remis au lit. Elle me disait que je ne valais pas mieux qu'une putain, moi-même, que je faisais l'amour au rythme de la pluie sur le toit ; et c'était vrai, mais ça avait l'air tout naturel à ce moment-là. Et je me sentais tellement propre et savonné, tellement en harmonie avec l'univers tout entier, que j'avais l'impression de pouvoir  pleuvoir et lancer des éclairs, moi aussi, et envoyer au diable cette chambre couleur de fromage.

Elliott Chaze
Black wings has my angel
(Il gèle en enfer)
Série Noire n° 196
Photos : Robert Mitchum / Cape Fear (Les nerfs à vif) Jack Lee Thompson-1962
Scénario d'un certain John D. Mac Donald.
-Jane Greer / Out of the Past (La griffe du passé) Jacques Tourneur- 1947

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