mercredi 24 juillet 2013

Mes aventures de sieste (5)


L'abri sentait la feuille moisie et l'humidité. Smiley s'accroupit derrière la meurtrière, les pans de son manteau de tweed traînant dans la boue, tandis qu'il inspectait la scène devant lui comme si elle offrait toute l'étendue de sa longue vie.La rivière était large et lente, embrumée de froid. Des lampes à arc jouaient sur l'eau et la neige dansait dans leur faisceau. Le pont s'étendait sur de gros piliers de pierres, au nombre de six ou huit, qui s'élargissaient comme de grosses chaussures en atteignant  l'eau. Il y avait des arcs entre les piliers, sauf au centre, où le tablier était plat pour laisser le passage à la navigation, mais le seul navire était un patrouilleur gris ancré sur la rive est, et le seul commerce qu'il offrait, c'était la mort.
Derrière le pont, comme son ombre immense, se dressait le viaduc du chemin de fer, mais comme la rivière il était délaissé et aucun train, jamais, ne le franchissait. Sur l'autre rive, les entrepôts se dressaient monstrueux comme les carcasses d'une ancienne civilisation barbare, et le pont avec son passage jaune semblait bondir depuis là-bas à mi-hauteur, comme une fantastique traînée lumineuse qui traversait les ténèbres. De son poste d'observation, Smiley pouvait en balayer toute la longueur avec ses jumelles, depuis le débarquement blanc éclairé par les projecteurs sur la rive est, jusqu'au mirador noir à la crête, puis en redescendant légèrement vers le côté ouest: jusqu'à l'enclos, la casemate qui contrôlait la porte, et enfin le halo.
Guillam  n'était qu'à quelques pas derrière lui, mais il aurait aussi bien pu être rentré à Paris pour l'attention que Smiley lui prêtait : il avait vu la silhouette noire et solitaire amorcer son voyage; il avait vu briller la lueur de la cigarette au moment où il en tirait une dernière bouffée, et le rougeoiement qui était tombé en comète vers l'eau lorsqu'il l'avait lancée par-dessus la barrière de fer de l'étroit couloir.
Un homme de petite taille, en vareuse d'ouvrier, avec une sacoche d'ouvrier, en travers de sa petite poitrine, ne marchant ni trop vite ni trop lentement, mais comme un homme qui marchait beaucoup.
Un petit homme, son corps un rien trop long pour ses jambes, et sans chapeau malgré la neige. C'est tout ce qui se passe, songea Smiley; un petit homme traverse un pont.
-Est-ce lui ? chuchota Guillam. Georges, dites-moi ! C'est Karla?
John Le Carré 
Smiley's people
Les gens de Smiley
 Image :Patrick Stewart and Alec Guinness as George Smiley in “Smiley’s People.” (Everett Collection)

Entrer dans la littérature de John Le Carré c'est comme pénétrer dans une église. On pousse la porte doucement,  et on se glisse à l'intérieur. Dans ce sanctuaire  au silence glacial, tout est somptueux, pourtant on frissonne. On devine que l'on va apprendre pas mal de choses, des choses probablement essentielles. Mais, le prêtre est assassiné avant la fin de son sermon. On en déduira  tout de même que le saint homme voulait absolument nous entretenir des bons et des méchants, bref, de la puissance du Mal et de son pouvoir sur notre pauvre monde.
A la fin de cette expérience éprouvante, inutile de songer à s'endormir.
Julius Marx

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