samedi 15 mars 2014

Avant que la nuit tombe


Des circonstances malvenues m'ont contraint ces dernières semaines à me pencher sur le passé et le présent et à oublier le futur. Surtout le passé: j'ai de nouveau retrouvé l'odeur et les bruits de l'hôpital, cette lumière de gaze blanche dans laquelle les infirmières glissent comme des cygnes et qui m'exaltait du temps ou j'étais interne, ce silence caoutchouteux, ces éclats métalliques, ces gens qui parlent à voix basse comme dans une église, cette solidarité de la tristesse au fond des salles d'attente, ces couloirs interminables, ce rituel terrifiant de solennité auquel j'assiste avec un sourire tremblant dont je me sers comme d'une canne, courage postiche qui dissimule mal ma peur. Surtout le passé parce que le futur se rétrécit, se rétrécit toujours plus, et je dis surtout le passé car même le présent s'est changé en passé, des souvenirs que je croyais perdus et qui refluent à mon insu, les dimanches de foire à Nelas, le ronchonnement des gorets ( je me souviens si bien du ronchonnement des gorets à présent ) une bague à l'emblème du Benfica que moi à cinq ans je trouvais superbe et mes parents atroce, qu'à cinquante ans je continue à trouver belle et horrible à la fois, et je pense qu'il est temps que je la porte, seule fantaisie maintenant que je n'ai plus de plaisirs.
Je veux ma bague à l'emblème du Benfica, je veux ma grand-mère vivante, je veux notre maison de la Beira, tout ce que j'ai laissé s'enfuir et qui me manque, je veux Gija pour me gratter le dos avant de me coucher, je veux courir dans les bois de Zé Rebelo, je veux jouer au ping-pong avec mon frère Joao, je veux lire Jules Verne, je veux aller à la foire populaire pour monter dans le carrousel, je veux voir Costa Pereira défendre un penalty de Didi, je veux des crèmes aux oeufs, des beignets de morue avec du riz à la tomate, je veux retourner à la bibliothèque du lycée pour lire en cachette La Rousse de Fialho de Almeida, je veux retomber amoureux de la femme du pharaon dans Les Dix commandements que j'ai vue à douze ans et à laquelle je suis resté fidèle durant tout un été, je veux ma mère, je veux mon petit frère Pedro, je veux aller à la droguerie acheter du papier de trente-cinq lignes pour écrire des vers laborieusement comptés sur le bout des doigts, je veux rejouer au hockey sur glace, je veux être le plus grand de la classe, je veux cacher des billes oeil de boeuf, oeil de chat, agates et calots, je veux me casser un bras pour porter un plâtre, ou, mieux encore, une jambe, pour pouvoir marcher avec des béquilles et effrayer les petites filles de mon âge, un gosse en béquille je croyais, enfin je crois qu'aucune fille ne peut lui résister, sans parler des voitures qui s'arrêtent pour vous laisser traverser la rue, je veux que mon grand-père me dessine un cheval, je veux monter dessus et m'en aller d'ici, je veux sauter sur mon lit, je veux manger des bernacles, je veux fumer en cachette, je veux lire le Mundo de Aventuras, je veux être Cisco Kid et Mozart en même temps, je veux des glaces Santini, je veux une lampe de poche pour Noël, je veux des parapluies en chocolat, je veux que ma tante Gogo me donne la becquée
-ouvre la bouche Toino
Je veux une coupelle de lupins, je veux être Sandokan  Souverain de Malaisie, je veux porter des culottes longues, je veux descendre des trams en marche, je veux jouer de toutes les trompettes en plastique du monde, je veux une boite à chaussures pleine de vers à soie, je veux mes figurines de joueurs de foot, je ne veux pas d'hôpitaux, pas de malades, pas d'opérations, je veux du temps pour reprendre courage et dire à mes parents que je les aime ( je ne sais pas si je pourrai) dire à mes parents que je les aime avant que la nuit tombe , messieurs, avant que la nuit tombe pour toujours.

Antonio Lobo Antunes
Dormir accompagné
Point/ C.Bourgois n°1141

Même si on peut être légèrement dérouté en entrant dans la vie intime de l'auteur, on comprend vite que les mots du poète se confondent avec ses pensées. Des instantanés scintillants en vrac, comme les appelait Arno Schmidt, qui viennent heurter la belle écriture posée. Ce joli texte très émouvant a l'optimisme d'un Je me souviens de Perec et la gravité d'un Tabucchi du Fil de l'horizon ( extrait sur ce blog sous le titre " une joie excessive"). Et puis, je ne peux m'expliquer pourquoi, à chaque lecture, je vois distinctement Giorgio, le narrateur du Jardin des Finzi-Contini de Bassano.
Julius Marx

Image : Le grand Costa Pereira


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