vendredi 29 mars 2013

C'est ici l'Enfer et je n'en suis pas hors


L'alcool est une maladie dont l'alcool est le seul remède.
Les sirènes étaient venues pour lui. La femme l'avait trahi. On l'avait attaché avec des sangles. On avait fixé des électrodes sur sa tête. On l'avait choqué, électrocuté. Son cerveau avait frit et grésillé comme dans un poêlon. Le produit injecté goutte-à-goutte dans son artère brûlait comme de l'acide. Il avait été question de lobotomie. Il avait été question d'insérer un pic à glace dans son orbite. Direction : le lobe frontal. Il avait été question de "cure miracle contre la dépression". Il avait été question de "cure miracle contre l'alcoolisme ". Il était ligoté sur son lit. Papa était le plus grand écrivain de sa génération, ligoté sur son lit. Papa reçut le prix Nobel de littérature, ligoté sur son lit. Dans ce lit, il pisserait. Il viderait ses tripes. Il flirterait avec les infirmières. C'est ici l'enfer et je n'en suis pas hors, Papa amusait les infirmières avec son accent britannique distingué à la Ronald Colman. Papa gagnait leur admiration et leur coeur. La dernière et la plus ignoble des vanités d'un homme, c'est son désir d'amuser et d'impressionner les infirmières pour qu'elles gardent un bon souvenir de lui. Pour qu'elles disent qu'il était courageux, qu'il était généreux.Pour qu'elles disent qu'il était un chic type, un homme remarquable, quelqu'un dont on voyait tout de suite que c'était un grand homme. Pour qu'elles ne disent pas qu'il était pitoyable, une vraie loque. Pour qu'elles ne disent pas que son pénis était mou et à vif comme un goitre. Pour qu'elles ne disent pas qu'il avait parfois si peur qu'elles devaient se relayer pour lui tenir la main.
Pour qu'elles ne disent pas il divaguait et priait Dieu de lui venir en aide.
Joyce Carol Oates 
Papa à Ketchum, 1961
in Wild Nights (Folles Nuits)
Points


Après avoir transformé Edgard Allan Poe en monstre batracien, Emily Dickinson en robot androïde et Mark Twain en vieillard gâteux amoureux de petites filles, Joyce Carol Oates s'occupe d'Ernest Hemingway en imaginant cette fiction  à partir des derniers jours du monstre sacré de la littérature américaine à Ketchum (Idaho).
Et, le moins que l'on puisse dire, c'est qu'elle s'en occupe bien ! En empruntant quelques-unes des particularités du fameux style Hem , elle "découpe" la statue du commandeur à la tronçonneuse avant de piler les débris à l'aide d'une belle masse et d'un  charmant petit marteau.
Pourtant, dans ces lignes, le sentiment qui nous apparaît clairement  est l'amour. L'amour de la vie et de la littérature.
Vous aussi, vous pensez  avoir suffisamment d'amour en vous ? Alors, vous avez deux jours pour lire ce chef-d'oeuvre.
"Sur la tombe, entre les grands pins, ce vent mélancolique soufflerait, éternellement. Il en tirait un certain réconfort, en fin de compte."
Joyeuses Pâques !
Julius Marx
Sur la photo, c'est bien Burt Lancaster qui balance la chaise dans le miroir et c'est bien une image du film The Killers (Les Tueurs) de Robert Siodmak (1946) d'après la formidable nouvelle de Hem.

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