lundi 10 novembre 2014

Le Polar Est Amour (18)


Tandis que Grogan parlait, on entendit du bruit dans l’escalier. Corey regarda et vit une femme descendre lentement les marches. Elle était vêtue d’un kimono orange brodé d’argent. Elle était de taille moyenne, très mince. Ses cheveux étaient blond platine. Ils faisaient un contraste avec ses yeux d’un vert sombre, profond. Corey l’avait déjà vue, mais seulement de loin. Il l’avait vue conduire l’Oldsmobile, monter dans l’Oldsmobile ou en descendre quand elle était garée devant un magasin  sur Addison Avenue. C’était toujours une confiserie ou une épicerie, et elle n’y achetait que des cigarettes. Elle ne s’approchait jamais du Hangout. D’après ce qu’il avait entendu dire, elle passait la plus grande partie de son temps à l’intérieur de la maison, et parlait rarement à qui que ce soit dans le Marais. Elle était avec Grogan depuis plus de trois ans, ce qui, pour quelqu’un de volage comme Grogan, faisait longtemps. Les autres n’avaient duré que quelques mois. Mais elle semble faire l’affaire, pensa Corey. On s’en rend compte à la façon dont il la regarde. Il est accro, c’est sûr, il est sacrément accro. Je dirais qu’elle doit avoir vingt-quatre ans. Et je dirais autre chose : ce n’est pas une roulure ordinaire à la recherche d’un lit et d’un logement gratis. Il suffit de regarder ce qu’elle a entre les mains.
Dans une main, elle tenait une paire de lunettes de vue. Dans l’autre, un livre. Corey pouvait voir le titre, sur la couverture. Il ne connaissait pas grand-chose en philosophie, mais il sentait bien que ce livre était strictement réservé aux grosses têtes. C’était de Nietzsche, c’était Ainsi parlait Zarathoustra.
-Lita, je te présente Corey Bradford.
Lita adressa  à Corey un signe de tête poli. Puis elle fit un pas en arrière, comme pour mieux l’étudier. Ca commença par ses chaussures. Et il pensa : Elle voit des chaussures défraîchies au cuir craquelé, sans cirage, les talons usés. Et un pantalon qui aurait besoin d’être repassé, et qui ne supporterait pas un lavage supplémentaire, et une veste dans le même état. Maintenant elle regarde la cravate. C’est une vieille cravate, elle commence à s’effilocher. Même chose pour la chemise. Bon d’accord, on n’est pas des plus élégants. Restons-en là. Mais non, elle n’en reste pas là, elle recommence à regarder les chaussures…
Il s’entendit dire :
-J’en ai une paire de neuves, mais celles-ci sont plus confortables.
-Vraiment ?
Elle se croisa légèrement les bras sur la poitrine.
-Vous avez vraiment une paire de chaussures neuves ?
-Non, dit-il avec un grand sourire. Je plaisantais.
Elle lui jeta un regard de côté. Il était de glace. Il continua de lui sourire à belles dents.
-Juste une plaisanterie, dit-Il. Vous pouvez supporter une petite plaisanterie, non ?
Lita ne répondit pas. Elle lui tourna le dos, souhaita une bonne nuit à Grogan et se dirigea vers l’escalier. Tout en montant, elle mit ses lunettes et commença à feuilleter Ainsi parlait Zarathoustra.
David Goodis
Night Squad (Ceux de la nuit)

Rivages-Noir
Image: Carol Landis in Having Wonderful Crime (Ed Sutherland-1945)

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