-Où as-tu pris
ce pain ?
L’enfant,
cette fois-ci, ne répondit pas. Il mangeait son pain en silence.
-Mais
réponds quand je te parle, reprit Abdel Al. Où as-tu pris ce pain ?
-Est-ce que
nous te demandons quelque chose ? dit l’enfant au bout d’un moment.
Abdel Al
essaya de changer de ton. Il voulait s’approcher de son enfant, son enfant qu’il
connaissait à peine et pour qui il était presque un étranger. Il n’avait jamais
tenté d’approfondir les insondables mystères de cette âme d’enfant livré à
lui-même, et si près de la misère éternelle d’un monde qu’il en était aveuglé
dès sa naissance. Comment pénétrer dans cet abîme de rêves enfantins et de
puériles révoltes ? Dans l’indifférence sauvage de l’enfant, Abdel Al
voyait le signe d’une haine fortement conquise. Sans doute lui en voulait-il d’accepter
cette misère et cet esclavage dont il avait fui, lui, l’enfant, le fatal
héritier.
Albert
Cossery
La
maison de la mort certaine
Michel
Mitrani : Je
garde l’image ce cet enfant souvent nu, qui parcourt votre œuvre et la campagne
égyptienne. Son instinct vital lui fait reconnaître quelquefois la vérité avant
ses parents, avant les adultes ? Quel rôle joue-t-il dans votre œuvre ?
Albert
Cossery : Il
joue un rôle dans le paysage, parce qu’il existe dans ce paysage, mais cet
enfant, s’il est assez intelligent, c’est parce qu’il est dans la rue, et dans
la rue on apprend à vivre.
Michel
Mitrani : L’enfant
est plus représentatif que ce que vous dites : un simple élément figurant dans le paysage. Je pense à cet
enfant qui achète du trèfle alors qu’il n’y a pas de mouton dans Les
hommes oubliés de Dieu. A cet autre enfant, celui du charretier Abdel
Al dans La maison de la mort certaine, qui juge durement son père.
L’enfant qui chasse à la fronde les Fainéants dans la vallée
fertile.
Albert
Cossery :
Oui, mais ce sont justement des enfants du peuple, et moi, quand je parle des
garçons, il s’agit des garçons de la bourgeoisie. Ces enfants du peuple, je ne
les vois devenir ni tyrans ni ministres…
Dialogues
extraits du livre Conversation avec Albert Cossery (Michel
Mitrani-Editions Joëlle Losfeld-1995)
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