Si l’on
réside quelques années dans ce monde que les nantis occidentaux qualifient de « tiers », « quart » ou
« en voie de développement »,on
ne peut que s’interroger sur le colonialisme. Des deux côtés du mur qui s’est
construit peu à peu entre les peuples (encore un !) les arguments se
veulent irréfutables. Quand certains demandent le pardon, voir l’oubli,
d’autres leur oppose leurs régiments de combattants.
Tout est dit
dans ce texte écrit en 1984, qui
pourrait s’intituler Pour en finir une bonne fois pour toutes avec le
colonialisme. J’aime à citer cette phrase de Winnicot « Tout ce que
j’ai pu penser ou écrire à déjà été dit par le poète. » qui devient
avec cet exemple encore plus criante de vérité.
« La
terrasse dominait une baie où les eaux bleues du golfe étincelaient sous la
réverbération solaire comme un joyau incandescent serti dans le sable doré du
rivage. Immobiles sur l’horizon et ressemblant dans le lointain à d’innocentes
miniatures, des tankers géants voguaient vers les hémisphères cruels, emportant
dans leurs flancs alourdis la substance vitale aux parfaits génocides. Des
pêcheurs reprisaient dans un silence sacré leurs filets déployés sur la plage,
symbolisant par la sobriété de leurs gestes la prééminence de la paix sur la
vaine agitation des hommes. Tout le paysage semblait pétrifié sous l’ardent
soleil d’après-midi, d’une beauté statique et invulnérable, comme indifférent à
la lente marche séculaire du temps. Partout ailleurs le despotisme industriel
avait dégradé les espaces émouvants de la nature, et il s’en était fallu de peu
pour que ce paysage lui-même ne devînt à son tour une aire méphitique renommée.
Pour s’en convaincre, il lui suffisait de tourner la tête pour distinguer à travers
la brume de chaleur-plantée dans le désert comme une statue de la dérision- l’armature
métallique d’un derrick pourrissant au soleil. Dans les vibrations de l’air
surchauffé, il ondoyait à la façon d’une danseuse aux déhanchements lascifs,
sortie des sables par la grâce d’un magicien. Ce vestige d’anciennes
prospections pétrolières qui s’étaient soldées par un échec servait à présent
de point de rencontre aux enfants de la
ville, lesquels s’y livraient à des jeux passionnants et dangereux.
Personne ne songeait à l’enlever, car sa présence entretenait dans les hautes
sphères gouvernementales la superstition que l’or noir jaillirait un jour en force,
attiré par cet emblème des champs pétrolifères. Quelques-uns de ces
dignitaires, optimistes invétérés, venaient parfois contempler cette idole
païenne, murmuraient avec ferveur les prières appropriées, puis s’en allaient
confiants dans l’avenir. Pour sa part, Samantar n’éprouvait que sympathie et
gratitude envers ce derrick fantôme, délaissé par ses propriétaires, parce qu’il
était la preuve tangible et irréfutable de la défaite sans recours de l’ennemi
abhorré, en l’occurrence la grande puissance impérialiste, porteuse de toutes
les ignominies. L’idée que ce mastodonte de la technique moderne, d’un coût
onéreux, ne servait plus qu’à agrémenter les turpitudes d’une marmaille
loqueteuse, le comblait de jubilation. C’était la revanche inattendue des déshérités
sur l’outrecuidance des marchands.
Ce que
Samantar avait surtout en horreur c’était ce que les technocrates occidentaux
appelaient dans leur jargon baroque : l’expansion économique. Sous cette
formule de sorcière, les anciens colonialistes s’efforçaient de perpétuer leurs
rapines, en introduisant leur psychose de consommation chez les peuples sains
qui n’avaient nul besoin de posséder une automobile pour attester leur présence
sur cette terre. Il avait eu un moment la naïveté de croire que ces pourvoyeurs
des pires instincts et leur panoplie de
produits frelatés (juste bons pour appâter les enfants attardés) étaient
repartis pour toujours. C’était mal les connaître ; ils étaient revenus,
revêtus cette fois de nouveaux oripeaux, travestis en bienfaiteurs des nations
sous-développées et, paraît-il, soucieux de les aider à profiter des richesses
de leur sol. Mais c’était pour mieux les voler et d’une façon plus insidieuse.
Il arrivait
souvent à Samantar de s’apitoyer sur le sort de ces malheureux que des
potentats ambitieux avaient réduits au rang d’esclaves d’une puissance
étrangère sans âme, la plus perfide et la plus vénale d’entre toutes les
nations. Il avait surtout marqué sa résistance aux modes décadentes, en
continuant à s’exprimer dans un langage humain. C’était ce langage humain qui
enchantait Samantar ; ce langage auquel s’était substitué partout dans le
monde un idiome bâtard –ramassé dans les poubelles du commerce et de la
publicité- qui ne concernait plus l’homme et d’où toute notion d’émotion ou de
sentiment était exclue.
Albert
Cossery
Une
ambition dans le désert
Gallimard (1984)
La photo vient du blog "Owl's Farm "
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