dimanche 23 novembre 2014

Pour en finir avec le colonialisme




Si l’on réside quelques années dans ce monde que les nantis occidentaux  qualifient de « tiers », « quart » ou  « en voie de développement »,on ne peut que s’interroger sur le colonialisme. Des deux côtés du mur qui s’est construit peu à peu entre les peuples (encore un !) les arguments se veulent   irréfutables.  Quand certains demandent le pardon, voir l’oubli, d’autres leur oppose leurs régiments de combattants.
Tout est dit dans ce texte  écrit en 1984, qui pourrait s’intituler Pour en finir une bonne fois pour toutes avec le colonialisme. J’aime à citer cette phrase de Winnicot « Tout ce que j’ai pu penser ou écrire à déjà été dit par le poète. » qui devient avec cet exemple encore plus criante de vérité.

« La terrasse dominait une baie où les eaux bleues du golfe étincelaient sous la réverbération solaire comme un joyau incandescent serti dans le sable doré du rivage. Immobiles sur l’horizon et ressemblant dans le lointain à d’innocentes miniatures, des tankers géants voguaient vers les hémisphères cruels, emportant dans leurs flancs alourdis la substance vitale aux parfaits génocides. Des pêcheurs reprisaient dans un silence sacré leurs filets déployés sur la plage, symbolisant par la sobriété de leurs gestes la prééminence de la paix sur la vaine agitation des hommes. Tout le paysage semblait pétrifié sous l’ardent soleil d’après-midi, d’une beauté statique et invulnérable, comme indifférent à la lente marche séculaire du temps. Partout ailleurs le despotisme industriel avait dégradé les espaces émouvants de la nature, et il s’en était fallu de peu pour que ce paysage lui-même ne devînt à son tour une aire méphitique renommée. Pour s’en convaincre, il lui suffisait de tourner la tête pour distinguer à travers la brume de chaleur-plantée dans le désert comme une statue de la dérision- l’armature métallique d’un derrick pourrissant au soleil. Dans les vibrations de l’air surchauffé, il ondoyait à la façon d’une danseuse aux déhanchements lascifs, sortie des sables par la grâce d’un magicien. Ce vestige d’anciennes prospections pétrolières qui s’étaient soldées par un échec servait à présent de point de rencontre aux enfants de la  ville, lesquels s’y livraient à des jeux passionnants et dangereux. Personne ne songeait à l’enlever, car sa présence entretenait dans les hautes sphères gouvernementales la superstition  que l’or noir jaillirait un jour en force, attiré par cet emblème des champs pétrolifères. Quelques-uns de ces dignitaires, optimistes invétérés, venaient parfois contempler cette idole païenne, murmuraient avec ferveur les prières appropriées, puis s’en allaient confiants dans l’avenir. Pour sa part, Samantar n’éprouvait que sympathie et gratitude envers ce derrick fantôme, délaissé par ses propriétaires, parce qu’il était la preuve tangible et irréfutable de la défaite sans recours de l’ennemi abhorré, en l’occurrence la grande puissance impérialiste, porteuse de toutes les ignominies. L’idée que ce mastodonte de la technique moderne, d’un coût onéreux, ne servait plus qu’à agrémenter les turpitudes d’une marmaille loqueteuse, le comblait de jubilation. C’était la revanche inattendue des déshérités sur l’outrecuidance des marchands.
Ce que Samantar avait surtout en horreur c’était ce que les technocrates occidentaux appelaient dans leur jargon baroque : l’expansion économique. Sous cette formule de sorcière, les anciens colonialistes s’efforçaient de perpétuer leurs rapines, en introduisant leur psychose de consommation chez les peuples sains qui n’avaient nul besoin de posséder une automobile pour attester leur présence sur cette terre. Il avait eu un moment la naïveté de croire que ces pourvoyeurs des pires instincts  et leur panoplie de produits frelatés (juste bons pour appâter les enfants attardés) étaient repartis pour toujours. C’était mal les connaître ; ils étaient revenus, revêtus cette fois de nouveaux oripeaux, travestis en bienfaiteurs des nations sous-développées et, paraît-il, soucieux de les aider à profiter des richesses de leur sol. Mais c’était pour mieux les voler et d’une façon plus insidieuse.
Il arrivait souvent à Samantar de s’apitoyer sur le sort de ces malheureux que des potentats ambitieux avaient réduits au rang d’esclaves d’une puissance étrangère sans âme, la plus perfide et la plus vénale d’entre toutes les nations. Il avait surtout marqué sa résistance aux modes décadentes, en continuant à s’exprimer dans un langage humain. C’était ce langage humain qui enchantait Samantar ; ce langage auquel s’était substitué partout dans le monde un idiome bâtard –ramassé dans les poubelles du commerce et de la publicité- qui ne concernait plus l’homme et d’où toute notion d’émotion ou de sentiment était exclue.
Albert Cossery
Une ambition dans le désert
Gallimard  (1984)
La photo vient du blog "Owl's Farm "

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