jeudi 20 novembre 2014

Le Polar Est Amour (20)




Tricointe, épuisé, se dirigeait vers un village. Il n’avait qu’une idée en tête : trouver des gendarmes et leur signaler le camion plein d’armes et de taulards évadés. Il marchait rapidement. Le caporal entra dans le patelin désert fermé de presque partout. Une voiture de la gendarmerie stationnait dans la rue principale, près d’une ferme. Tricointe obliqua vers la voiture. Deux vieilles femmes impotentes, derrière leurs rideaux regardèrent passer le troufion.
Dans une chambre, au rez-de-chaussée de la ferme, sur le grand lit paysan, deux gendarmes, l’un presque nu l’autre ayant gardé chemise et tunique, avaient pris en sandwich la patronne, une femme d’une cinquantaine d’années, grasse et pulpeuse. Les vêtements d’uniforme des pandores, les képis et les ceinturons avec pistolet dans la gaine étaient posés sur une chaise. La fermière se dégagea de la double étreinte et regarda le plafond, un peu inquiète:
-Serait temps que vous partiez. Il va pas tarder à se réveiller.
Dans la chambre au-dessus, le patron, un homme assez âgé, venait de se lever. Il terminait de s’habiller. Il descendit lourdement l’escalier, se rendit dans la cour où se baladaient quelques volailles. Alors qu’il  traversait la cour en direction des gogues, le paysan s’immobilisa, intrigué. Il venait de voir la voiture des gendarmes dans la rue. Il fronça les sourcils, fit demi-tour. L’oreille à la porte du rez-de-chaussée, il écouta. Il mit un œil devant la serrure et vit les képis de gendarme sur une chaise. La colère le saisit. Il fila chercher son fusil de chasse dans un appentis, au fond de la cour.
Les deux gendarmes, sortis en hâte de la maison, à moitié rhabillés, marchaient vers leur voiture. La rue principale du patelin était toujours déserte, comme morte. Les deux pandores n’étaient plus qu’à quelques mètres de l’auto quand surgit le fermier, son fusil de chasse en main. Il marcha résolument au-devant des hommes de la maréchaussée. Il avait fait le tour du bâtiment de façon à se trouver nez à nez avec eux. Le pécore fonça sur les sansonnets :
-Salauds ! Fumiers !
Les gendarmes, surpris, empêtrés dans leur ceinturon non encore remis, firent demi-tour, renonçant à joindre leur voiture. Ils détalèrent dans une rue adjacente. Ils se mirent à courir dans les ruelles et les chemins du patelin désert. Le paysan les poursuivit, le pas lourd, beaucoup moins vif qu’eux. De temps à autre, au détour d’une venelle, au coin d’un bâtiment, le pécore apercevait les gendarmes, épaulait et tirait, puis il rechargeait aussitôt son arme avec des plombs de chasse. Par moments, l’homme au fusil et les gendarmes se trouvaient presque face à face, uniquement séparés par une haie ou un muret. Dès qu’il voyait les gendarmes, le fermier faisait feu, mais les manquait à chaque fois.
Tricointe, resté près de la voiture de la gendarmerie, ne comprenait pas ce qui se passait. Il écoutait les claquements de fusil de chasse. Il se mit en marche vers la rue où avaient disparu les trois hommes, le cocu et les cornardeurs. Il avança à travers le village aux fenêtres bouclées, tandis que retentissaient, tantôt proches, tantôt éloignés, les coups de feu et les bordées d’injures, sans qu’il puisse voir poursuivis et poursuivant.
Le cul-terreux aperçut un gendarme, à la lisière du bled, en haut d’un chemin. Le pandore était en train de l’observer. Le péquenot tira. Le gendarme se planqua derrière le tronc d’un orme, puis il se montra et fit le geste de celui qui veut parlementer. Le petzouille répondit par une volée de plombs. Tricointe retournait vers la voiture des gendarmes. Des coups de feu éclatèrent, tout prêt de lui. Atteint à la tête par une balle perdue, tué net, le caporal s’écroula, la figure dans un tapis de crottin, à deux pas de la ferme des amours. A sa fenêtre, presque à poil, la femme, qui avait ouvert ses volets, regardait le soldat tué. Quelques vieux sortirent de leur maison et entourèrent le corps du caporal. L’un d’eux parla d’appeler les gendarmes. Un coup de fusil leur répondit, assez loin.
Pierre Siniac
L’or des fous (J-C Lattès-1975)
Réédité sous le titre Sous l’aile noire des rapaces
(Rivages/Noir- 1995)
Image: La magnifique Paulette Dubost dans La règle du Jeu- Jean Renoir-1939
Je suis sûr que ce choix aurait fait plaisir à Pierre Siniac.


Pour mieux situer ce texte écrit comme un véritable rapport de gendarmerie, il faut savoir que nous sommes en pleine débâcle de Juin 1940. La « guerre » que se livrent les gendarmes et le paysan cocu devient de fait beaucoup plus  sournoise et dérisoire. Encore un magnifique  exemple de la maestria de Pierrot le Fou.

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