Tricointe,
épuisé, se dirigeait vers un village. Il n’avait qu’une idée en tête :
trouver des gendarmes et leur signaler le camion plein d’armes et de taulards
évadés. Il marchait rapidement. Le caporal entra dans le patelin désert fermé
de presque partout. Une voiture de la gendarmerie stationnait dans la rue
principale, près d’une ferme. Tricointe obliqua vers la voiture. Deux vieilles
femmes impotentes, derrière leurs rideaux regardèrent passer le troufion.
Dans une
chambre, au rez-de-chaussée de la ferme, sur le grand lit paysan, deux
gendarmes, l’un presque nu l’autre ayant gardé chemise et tunique, avaient pris
en sandwich la patronne, une femme d’une cinquantaine d’années, grasse et
pulpeuse. Les vêtements d’uniforme des pandores, les képis et les ceinturons
avec pistolet dans la gaine étaient posés sur une chaise. La fermière se
dégagea de la double étreinte et regarda le plafond, un peu inquiète:
-Serait
temps que vous partiez. Il va pas tarder à se réveiller.
Dans la
chambre au-dessus, le patron, un homme assez âgé, venait de se lever. Il
terminait de s’habiller. Il descendit lourdement l’escalier, se rendit dans la
cour où se baladaient quelques volailles. Alors qu’il traversait la cour en direction des gogues,
le paysan s’immobilisa, intrigué. Il venait de voir la voiture des gendarmes
dans la rue. Il fronça les sourcils, fit demi-tour. L’oreille à la porte du
rez-de-chaussée, il écouta. Il mit un œil devant la serrure et vit les képis de
gendarme sur une chaise. La colère le saisit. Il fila chercher son fusil de
chasse dans un appentis, au fond de la cour.
Les deux
gendarmes, sortis en hâte de la maison, à moitié rhabillés, marchaient vers
leur voiture. La rue principale du patelin était toujours déserte, comme morte.
Les deux pandores n’étaient plus qu’à quelques mètres de l’auto quand surgit le
fermier, son fusil de chasse en main. Il marcha résolument au-devant des hommes
de la maréchaussée. Il avait fait le tour du bâtiment de façon à se trouver nez
à nez avec eux. Le pécore fonça sur les sansonnets :
-Salauds !
Fumiers !
Les
gendarmes, surpris, empêtrés dans leur ceinturon non encore remis, firent
demi-tour, renonçant à joindre leur voiture. Ils détalèrent dans une rue
adjacente. Ils se mirent à courir dans les ruelles et les chemins du patelin
désert. Le paysan les poursuivit, le pas lourd, beaucoup moins vif qu’eux. De
temps à autre, au détour d’une venelle, au coin d’un bâtiment, le pécore
apercevait les gendarmes, épaulait et tirait, puis il rechargeait aussitôt son
arme avec des plombs de chasse. Par moments, l’homme au fusil et les gendarmes
se trouvaient presque face à face, uniquement séparés par une haie ou un muret.
Dès qu’il voyait les gendarmes, le fermier faisait feu, mais les manquait à
chaque fois.
Tricointe,
resté près de la voiture de la gendarmerie, ne comprenait pas ce qui se passait.
Il écoutait les claquements de fusil de chasse. Il se mit en marche vers la rue
où avaient disparu les trois hommes, le cocu et les cornardeurs. Il avança à
travers le village aux fenêtres bouclées, tandis que retentissaient, tantôt
proches, tantôt éloignés, les coups de feu et les bordées d’injures, sans qu’il
puisse voir poursuivis et poursuivant.
Le
cul-terreux aperçut un gendarme, à la lisière du bled, en haut d’un chemin. Le
pandore était en train de l’observer. Le péquenot tira. Le gendarme se planqua
derrière le tronc d’un orme, puis il se montra et fit le geste de celui qui
veut parlementer. Le petzouille répondit par une volée de plombs. Tricointe
retournait vers la voiture des gendarmes. Des coups de feu éclatèrent, tout
prêt de lui. Atteint à la tête par une balle perdue, tué net, le caporal s’écroula,
la figure dans un tapis de crottin, à deux pas de la ferme des amours. A sa
fenêtre, presque à poil, la femme, qui avait ouvert ses volets, regardait le
soldat tué. Quelques vieux sortirent de leur maison et entourèrent le corps du
caporal. L’un d’eux parla d’appeler les gendarmes. Un coup de fusil leur
répondit, assez loin.
Pierre
Siniac
L’or
des fous (J-C
Lattès-1975)
Réédité sous
le titre Sous l’aile noire des rapaces
(Rivages/Noir-
1995)
Image: La magnifique Paulette Dubost dans La règle du Jeu- Jean Renoir-1939
Je suis sûr que ce choix aurait fait plaisir à Pierre Siniac.
Pour mieux
situer ce texte écrit comme un véritable rapport de gendarmerie, il faut savoir
que nous sommes en pleine débâcle de Juin 1940. La « guerre » que se
livrent les gendarmes et le paysan cocu devient de fait beaucoup plus sournoise et dérisoire. Encore un magnifique exemple de la maestria de Pierrot le Fou.
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