Les premiers
jours passés sur la terre d’Albert Cossery nous entraînent vers la mélancolie.
On ne peut que penser que le monde qu’il décrit dans ses romans d’une façon si juste et si cruelle a bel et bien disparu, écrasé sous
le poids de ce qu’on appelle le progrès. La cadence infernale de la ville, son
mouvement perpétuel, nous pousse à nous enfermer. Très loin du tumulte, on
commence à rêver, comme ces jeunes saltimbanques,
à un autre monde, une autre vie. Et puis, peu à peu, l’espoir renaît grâce aux
personnages que l’on croise, aux scènes théâtrales dont nous sommes les
témoins. Alors, au plus profond de la « chère nuit égyptienne »
cet homme endormi sous une statue dont l’allégorie m’échappe, redevient à son
tour personnage de roman.
« Mais
la vaste place était vide ; il n’aperçut qu’un représentant de l’ordre, de
l’espèce la plus dégénérée, qui marchait au pas d’une vache qui broute, la mine
boudeuse et ensommeillée, car c’était l’heure de la sieste. Comme attiré par un
aimant, ce gendarme solitaire et affamé de puissance se dirigeait tout droit
vers la statue. Un instant, Teymour s’imagina que le gendarme allait l’interpeller
pour une infraction quelconque, mais celui-ci en voulait au pauvre gueux
endormi contre la grille et dont il jalousait sans doute le sort bienheureux.
Le gendarme
se baissa, saisit l’homme par l’épaule et le secoua avec ce savant sadisme qui
caractérise les forces de l’ordre dans le sadisme de leur fonction.
-Allons, réveille-toi,
dit-il. Tu n’as pas honte de dormir là, ô homme !
Le
clochard tourna la tête, ouvrit un œil chassieux et demanda d’une voix calme et
lointaine :
-Pourquoi
aurais-je honte ?
-Comment !
s’indigna le gendarme. Tu ne vois pas que tu dors sous la statue du Réveil de
la Nation ! Allons, un peu de respect, ô homme !
Le visage
sale et fripé de l’homme eut une expression d’énorme lassitude, comme si les
remontrances du gendarme lui parvenaient d’une distance incommensurable et qu’un
effort surhumain lui était nécessaire pour les comprendre et les assimiler. Il
ferma son œil et répondit avec une gravité morose :
-Nous
avons le temps. Quand tu auras réveillé toute la nation, tu viendras m’avertir.
Pourquoi serais-je le premier ?
Et il se
rendormit.
Le
gendarme exhala sa rancœur par un crachat sur le socle de la statue, puis s’éloigna
en branlant la tête, comme s’il ne comprenait plus les raisons de sa présence
sur la terre. Il venait d’être frustré de son autorité par le dénuement et l’ignorance
d’un gueux, et cet incident- souvent renouvelé- l’accablait d’un indicible découragement. Silhouette fantomatique, il disparut peu à peu, happé par
les tourbillons de poussière qui balayaient la place. »
Albert
Cossery
Un
complot de saltimbanques
(Joëlle
Losfeld)
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