mercredi 19 novembre 2014

Sieste




Les premiers jours passés sur la terre d’Albert Cossery nous entraînent vers la mélancolie. On ne peut que penser que le monde qu’il décrit  dans ses romans d’une façon si juste et  si cruelle a bel et bien disparu, écrasé sous le poids de ce qu’on appelle le progrès. La cadence infernale de la ville, son mouvement perpétuel, nous pousse à nous enfermer. Très loin du tumulte, on commence à rêver, comme ces  jeunes saltimbanques, à un autre monde, une autre vie. Et puis, peu à peu, l’espoir renaît grâce aux personnages que l’on croise, aux scènes théâtrales dont nous sommes les témoins. Alors, au plus profond de la « chère nuit égyptienne » cet homme endormi sous une statue dont l’allégorie m’échappe, redevient à son tour personnage de roman.

« Mais la vaste place était vide ; il n’aperçut qu’un représentant de l’ordre, de l’espèce la plus dégénérée, qui marchait au pas d’une vache qui broute, la mine boudeuse et ensommeillée, car c’était l’heure de la sieste. Comme attiré par un aimant, ce gendarme solitaire et affamé de puissance se dirigeait tout droit vers la statue. Un instant, Teymour s’imagina que le gendarme allait l’interpeller pour une infraction quelconque, mais celui-ci en voulait au pauvre gueux endormi contre la grille et dont il jalousait sans doute le sort bienheureux.
Le gendarme se baissa, saisit l’homme par l’épaule et le secoua avec ce savant sadisme qui caractérise les forces de l’ordre dans le sadisme de leur fonction.
-Allons, réveille-toi, dit-il. Tu n’as pas honte de dormir là, ô homme !
Le clochard tourna la tête, ouvrit un œil chassieux et demanda d’une voix calme et lointaine :
-Pourquoi aurais-je honte ?
-Comment ! s’indigna le gendarme. Tu ne vois pas que tu dors sous la statue du Réveil de la Nation ! Allons, un peu de respect, ô homme !
Le visage sale et fripé de l’homme eut une expression d’énorme lassitude, comme si les remontrances du gendarme lui parvenaient d’une distance incommensurable et qu’un effort surhumain lui était nécessaire pour les comprendre et les assimiler. Il ferma son œil et répondit avec une gravité morose :
-Nous avons le temps. Quand tu auras réveillé toute la nation, tu viendras m’avertir. Pourquoi serais-je le premier ?
Et il se rendormit.
Le gendarme exhala sa rancœur par un crachat sur le socle de la statue, puis s’éloigna en branlant la tête, comme s’il ne comprenait plus les raisons de sa présence sur la terre. Il venait d’être frustré de son autorité par le dénuement et l’ignorance d’un gueux, et cet incident- souvent renouvelé-  l’accablait d’un indicible découragement.  Silhouette  fantomatique, il disparut peu à peu, happé par les tourbillons de poussière qui balayaient la place. »
Albert Cossery
Un complot de saltimbanques

(Joëlle Losfeld)

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