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MUSCA ( le Jeu de la mouche)
On y jouait
de mai à septembre, quand le soleil asséchait la plage rendue humide par les
pluies d’automne. A six ou dix enfants, on s’allongeait en cercle, à plat
ventre sur le sable et chacun plaçait une pièce de vingt centimes au milieu, à
hauteur de sa tête. Chaque joueur crachait copieusement sur sa pièce. Puis on
restait immobile, parfois pendant des
heures, à attendre qu’une mouche vienne se poser sur une des pièces. Le
propriétaire de la pièce élue par la mouche gagnait l’argent parié par tous les
autres. Il pouvait arriver que, de toute la matinée, ou de tout l’après-midi
aucune mouche ne se manifeste : dans ce cas, on reprenait le jeu
exactement au même point le lendemain. On avait le droit de parfumer sa salive,
avant de cracher, avec des odeurs et des goûts agréables pour les mouches comme
du miel, du jus de raisin, du sucre. Bettino Zappulla eut pendant plusieurs
jours une veine incroyable, puis nous découvrîmes qu’il parfumait son crachat
avec ses propres excréments. Il fut disqualifié. Il était strictement interdit
de lire pendant qu’on jouait : le froissement des pages qu’on tourne aurait
pu induire à fuir ou à changer de cap. De même il était interdit de parler. Je
suis absolument persuadé que nos destinées individuelles se sont décidées au
cours de ce jeu, qui a duré des années : nous passions tellement de temps
plongés dans une pure méditation sur nous-mêmes et sur le monde. Et ainsi l’un
de nous devint gangster, un autre amiral, un autre encore homme politique. Pour
ma part, à force d’attendre la mouche en me racontant des histoires vraies ou
inventées, je devins metteur en scène et écrivain.
Andrea Camilleri
Le Jeu de la mouche
(Traduction
Dominique Vittoz)
Mille et une
nuits- 2000
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