mercredi 9 septembre 2015

Le Jeu de la mouche




U IOCU DA MUSCA ( le Jeu de la mouche)
On y jouait de mai à septembre, quand le soleil asséchait la plage rendue humide par les pluies d’automne. A six ou dix enfants, on s’allongeait en cercle, à plat ventre sur le sable et chacun plaçait une pièce de vingt centimes au milieu, à hauteur de sa tête. Chaque joueur crachait copieusement sur sa pièce. Puis on restait immobile, parfois  pendant des heures, à attendre qu’une mouche vienne se poser sur une des pièces. Le propriétaire de la pièce élue par la mouche gagnait l’argent parié par tous les autres. Il pouvait arriver que, de toute la matinée, ou de tout l’après-midi aucune mouche ne se manifeste : dans ce cas, on reprenait le jeu exactement au même point le lendemain. On avait le droit de parfumer sa salive, avant de cracher, avec des odeurs et des goûts agréables pour les mouches comme du miel, du jus de raisin, du sucre. Bettino Zappulla eut pendant plusieurs jours une veine incroyable, puis nous découvrîmes qu’il parfumait son crachat avec ses propres excréments. Il fut disqualifié. Il était strictement interdit de lire pendant qu’on jouait : le froissement des pages qu’on tourne aurait pu induire à fuir ou à changer de cap. De même il était interdit de parler. Je suis absolument persuadé que nos destinées individuelles se sont décidées au cours de ce jeu, qui a duré des années : nous passions tellement de temps plongés dans une pure méditation sur nous-mêmes et sur le monde. Et ainsi l’un de nous devint gangster, un autre amiral, un autre encore homme politique. Pour ma part, à force d’attendre la mouche en me racontant des histoires vraies ou inventées, je devins metteur en scène et écrivain.
Andrea Camilleri
Le Jeu de la mouche
(Traduction Dominique Vittoz)

Mille et une nuits- 2000

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