jeudi 5 juillet 2012

Joyce (suite II)



"Dépêche-toi! Qu'attends-tu! On a pas toute la nuit!" Papa m'appelait, les mains en porte-voix, de l'autre bout de l'allée. J'ai rassemblé les boites de conserve de mon mieux, en les serrant contre ma poitrine, mais certaines sont tombées, j'ai dû me baisser pour les ramasser dans l'eau infecte.
"Bon Dieu, je t'ai dit de te dépêcher!" Il y avait dans la voix de papa une peur que je n'avais jamais entendue.
Grelottante, j'ai couru le rejoindre, jeté les boîtes dans le Caddie, et nous avons continué.
L'allée suivante était sombre et en partie barrée par des ficelles vaguement tendue en travers...
il y avait un trou béant dans le sol, à peu près de la taille d'un cheval adulte. Une partie du plafond manquait aussi : on voyait l'intérieur du toit, les poutrelles dénudées. Des gouttes d'eau couleur de rouille en tombaient, lourdes comme des plombs. Il y avait là des étagères assez bien fournies en détergents, liquide vaisselle, produits W.-C., bombes insecticides, pièges à fourmis. Une femme en anorak vert vacillait au bord du trou, tâchait d'attraper une boite de quelque chose dans le secteur condamné, mais elle n'avait pas le bras assez long et dut renoncer. J'espérais que papa ne m'obligerait pas à aller dans cette allée-là mais si, il tendait le doigt, il était résolu, "...Je pense qu'elle voudra des produits pour la vaisselle, pour la lessive: vas-y...", alors j'ai su que je n'avais pas le choix. Je me suis coulée comme j'ai pu le long du trou, un pied après l'autre, en essayant de me faire encore plus maigre que je n'étais. Je n'osais pas respirer, les gouttes couleur rouille me tombaient dans les cheveux, sur le visage et sur les mains. Ne regarde pas en bas. Surtout pas.
Je me suis penché le plus loin que j'ai pu, en allongeant le bras, les doigts, vers les boîtes de détergent.Il y avaient les normales, les économiques, les géantes et les super-géantes: j'ai pris une économique parce que c'était la plus proche et qu'elle n'était pas trop lourde. Mais c'était lourd quand même!
J'ai aussi réussi à attraper du liquide vaisselle, et je suis revenue vers papa qui était appuyé contre le chariot, la veste déboutonnée, une main pressée contre la poitrine. Je m'y suis mal prise pour déposer le détergent dans le Caddie, alors la boîte s'est fendue et une fine poudre argentée à l'odeur acide s'est répandue sur la laitue. Papa m'a injuriée et m'a frappée si fort sur le côté de la tête que mon oreille a teinté et que j'ai eu peur d'avoir le tympan crevé. Les larmes me sont montées aux yeux mais du diable si j'allais pleurer.
Je me suis essuyé le visage sur ma manche et j'ai murmuré: "Elle n'en a rien à faire de toutes ces merdes. Tu sais très bien ce qu'elle veut."
Papa m'a giflé de nouveau, sur la bouche, cette fois. J'ai titubé, un goût de sang sur la langue."C'est toi, la petite merdeuse" a-t-il dit, furieux.
Il a donné une violente poussée au chariot bancal, qui a bondi en avant sur trois roues; la quatrième était définitivement bloquée. Je me suis encore essuyé le visage, et je l'ai suivi en me disant que je n'avais pas le choix, maman comptait peut-être bien sur moi, après tout. A supposer qu'elle compte sur quelqu'un.
Ensuite venait le rayon des produits laitiers, où flottait une forte odeur de lait tourné et de beurre rance. Papa a regardé les flaques de lait sur le sol; sa bouche a remué, mais il n'a rien pu dire. J'ai retenu ma respiration et foncé prendre ce qui n'était pas gâté, ou en tout cas pas trop. Maman aurait besoin de lait, et aussi de crème, et de beurre, et de saindoux. Et d'oeufs ; nous n'élevions plus de poulets, une grippe aviaire les avait tous emportés l'hiver précédent, donc il nous fallait des oeufs, oui mais impossible de trouver une boîte de douze complète. Je me suis accroupie en respirant par à-coups, l'haleine fumante, pour examiner les oeufs, prendre les bons dans une boîte, ou en tout cas ceux qui en avaient l'air, et les mettre dans une autre. J'en voulais au moins douze, ce qui a pris du temps, et papa m'attendait à quelques mètres, si  nerveux que je l'entendais parler tout seul mais sans comprendre les mots.
J'espérais qu'il n'était pas en train de prier. Ca m'aurait écoeurée. A mon âge, on a pas envie d'entendre un adulte, et encore moins son père, ni sa mère, peut-être surtout pas sa mère, prier tout haut Dieu de les aider, parce qu'on sait, quand on entend ce genre de prière, qu'aucune aide ne viendra.




A suivre
Joyce Carol Oates 
Thanksgiving (extraits)

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