vendredi 6 juillet 2012

Joyce (fin)


Le boucher était l'employé habituel du magasin, je le connaissais, mais il était changé : un grand homme cadavérique aux joues creuses, avec un bout de mâchoire en moins et un oeil unique, brillant de dérision. Son uniforme était souillé de sang, et lui aussi portait un feutre rond qui déclarait, en lettres rouges, SUPER SOLDES POUR LES FÊTES !
"Il n'y a plus de dinde, a-t-il dit méchamment, avec un air satisfait,...sauf celles qui restent là-bas, dans le congélateur."
Il indiquait, derrière un comptoir fracassé, un mur dans lequel il y avait un trou béant ; une sorte de tunnel. "Si vous voulez grimper là-dedans et vous servir, monsieur, faites, je vous en prie."
Papa a regardé le trou et remué les lèvres, mais aucun son n'est sorti. Je me suis accroupie, en me pinçant le nez, pour essayer de voir à l'intérieur, où c'était sombre,et suintant, avec des trucs ( des pièces de viande, des carcasses?) sur le sol luisant, et quelque chose, ou quelqu'un, qui bougeait.
Par terre, il y avait des flaques de déchets sanglants, des têtes, des peaux  et des intestins d'animaux, mais aussi des quartiers entiers de boeufs et de porcs, des pièces de bacon, des carcasses de dindes pointillées de sang, sans tête, dont le cou tranché laissait voir des nerfs et des os  d'un blanc étonnant.
Je les ai reniflées pour tâcher de savoir si elles commençaient à pourrir, s'il y en avait une d'assez fraîche encore pour être mangée... accroupie par terre, des déchets jusqu'aux chevilles. Toute ma vie, ce que je m'en rappelais jusque-là, j'avais été dégoûtée par la vue des carcasses de dinde ou de poulet dans l'évier, quand j'aidais maman dans la cuisine : les cous maigres sans tête, la peau flasque, pâle et grumeleuse, les pattes griffues et squameuses. Et leur odeur, cette odeur bien reconnaissable.
Fourrer à la cuillère une farce enrichie d'épices dans la volaille étripée, coudre le cou, badigeonner le tout de graisse fondue, le rôtir. La viande morte et froide qui se transforme en viande mangeable. Le dégoût  qui se transforme en appétit.
Comment est-ce possible? demandez-vous. La réponse est c'est possible.
La réponse est c'est.
Les odeurs étaient si fortes dans la grotte que je ne pouvais pas vraiment juger si une dinde était plus fraîche qu'une autre, alors j'ai choisi la plus grosse, une volaille d'au moins dix kilos, et, en haletant, en sanglotant presque, je l'ai traînée jusqu'à l'ouverture, l'ai poussé par le trou, puis ai rampé dehors à mon tour.
Les lumières du magasin, que j'avais trouvé faibles, m'ont paru éclatantes, et papa était là qui m'attendait, courbé sur le chariot, bouche bée, un sourire nerveux au coin des lèvres. Il était si étonné par quelque chose, la taille de la dinde peut-être, ou juste le fait que j'aie fait ce que j'avais fait, de me voir cligner des yeux avec un grand sourire, me redresser de toute ma taille en essuyant mes mains dégoûtantes sur mon jean, qu'il n'a pas réussi à parler tout de suite, et qu'il a mis un moment avent de m'aider à mettre la dinde dans le chariot.
Puis, d'une voix faible, il a dit:" Ah, diable."
Les lumières s'éteignaient dans le magasin, il ne restait plus qu'une caissière pour enregistrer nos achats. Dehors, il faisait très sombre; pas de lune, et une neige légère, la première chute de neige de l'année. Papa a porté les sacs les plus lourds, et moi les plus légers. Arrivés au pick-up, nous les avons hissés à l'arrière et les avons recouverts d'une bâche. Papa avait la respiration rauque, le visage toujours anormalement pâle, alors quand il m'a dit qu'il ne se sentait pas très bien et qu'il valait peut-être mieux qu'il ne conduise pas, ça ne m'a pas étonnée. C'était la première fois de ma vie que j'entendais un adulte dire une chose pareille mais bizarrement ça ne m'a pas étonnée et quand papa m'a donné la clé, j'ai aimé son contact dans ma main.
Nous sommes montés dans le pick-up .Papa côté passager, en pressant son poing contre sa poitrine; moi côté conducteur, derrière le grand volant. J'étais à peine assez grande pour voir par-dessus le volant et le capot. Je n'avais encore jamais conduit aucun véhicule mais je les avais observés, lui et elle, pendant des années. Alors je savais comment faire.
Joyce Carol Oates 
Thanksgiving-(extraits)

En suivant avec une très grande émotion le monologue intérieur de cette adolescente qui, l'espace d'un soir, voyage du monde rêvé des enfants au monde bien trop réel  et implacable des adultes, j'ai  d'abord songé, à l'évidence, qu'un grand écrivain peut absolument tout se permettre pourvu qu'il soit capable de créer l'indispensable émotion. Puis, mon imagination m'a mené vers cette période maudite de la grande dépression. J'ai rencontré ces hommes, ces femmes et ces enfants. J'ai vu leurs baraques branlantes, leurs vêtements en loques. J'ai remarqué dans leurs regards cette détresse, bien sur , mais aussi cette fierté cachée.
Si, pour moi, le personnage principal de cette histoire ne peut être qu'une petite fille de la grande dépression, elle a également le visage d'une adolescente déjà femme photographiée par Dorothéa Lange.
Julius Marx















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