samedi 28 juillet 2012

La zone d'ombre




Un auteur prend toujours soin de laisser une zone d'ombre dans la vie de son personnage. C'est d'ailleurs ce qui fait très souvent la différence entre un auteur véritable et un simple professionnel ; l'un fait exister, l'autre ne fait que reproduire les sempiternels clichés. Tous les personnages forts, épais et consistants sont des êtres complexes, meurtris, secrets, et donc imprévisibles.
Si le tâcheron balance sans hésiter les grandes lignes du curriculum-vitae de son personnage, généralement grâce à un dialogue bêtifiant, l'écrivain sait qu'il lui faut les distiller adroitement via les éléments constitutifs de l'intrigue, les gestes, les attitudes, pour que prenne lentement forme sa créature. Alors, le lecteur comprend qu'il y a quelque chose dans la vie de Marlowe, de Sam Spade, de Dwight Holly ou de Montalbano. Grâce à ces noeuds qui ne peuvent être révélés, les créatures deviennent des êtres humains.
Ainsi, alors que nous croyons seulement suivre une intrigue riche en rebondissements , nous nous apercevons qu'en fait, c'est uniquement la vie et les sentiments de ce sacré personnage qui nous préoccupent.
Techniquement parlant, on sait qu'un personnage de fiction, pour remplir sa fonction doit être, en gros, positif à 50% et négatif à 30 % . Le pourcentage restant étant occupé par cette fameuse zone d'ombre qui augmente ou diminue selon le bon vouloir de l'auteur.


" Il trouva un coin d'ombre à la sortie du village. Il resta debout, immobile, et fit abstraction de tout bruit extérieur. Il entendit l'air produire le bruit de sa propre respiration et il sut qu'il croyait à la réalité du moment. Il sentit le sol tournoyer sous ses pieds.
Son pouls battait fort et reliait ses membres aux arbres qui l'entouraient. Sa vision périphérique s'élargit et lui permit de voir depuis l'arrière de son crâne. Ses yeux larmoyèrent. Il vit nager le Dr King et le révérend Hazzard. Le Dr King avait la même couleur de peau que Mary Beth. Le pasteur avait les yeux de Marsh Bowen. Des oiseaux étaient nichés en lui. Leurs pépiements résonnaient comme les déclics de son esprit qu'il percevait dans le monde réel. Le soleil devint la lune, qui tomba dans sa poche. Il voyait sans cesse la femme aux cheveux bruns striés de gris."

James Ellroy (Underworld USA)

Un grand auteur sait jouer de cette complexité. Il est le chef-opérateur d'un de ces merveilleux films en noir et blanc où l'ombre et la lumière se disputent sans cesse le visage du héros.

Julius Marx


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