mardi 3 juillet 2012

Je peux vous appeler Joyce?


Papa a dit doucement :" Nous allons faire les courses pour ta mère, acheter la dinde et le reste. Tu sais qu'elle ne se sent pas très bien."
J'ai aussitôt demandé : "Qu'est-ce qu'elle a?"
Je pensai le savoir. Peut-être. Cela faisait déjà trois jours. Mais c'était la question que tout père aurait attendu d'une fille de treize ans.
Ma voix aussi était celle d'une fille de treize ans.
Un genre de voix fluette, traînante, sceptique.
Papa n'a pas eu l'air d'entendre. Il a remonté son pantalon, fait cliqueter les clés du pick-up comme le fait un homme qui aime le contact des clés, leur cliquetis sonore. "On va juste y aller. Ce sera une surprise. Et puis, ce sera fait" Il a compté sur ses doigts en souriant."Tanksgiving , c'est après-demain, jeudi. On va lui faire la surprise pour qu'elle puisse s'y prendre de bonne heure."Mais son regard avait quelque chose de vague, ses yeux gris galet se posaient sur moi sans presque me voir; comme si, debout devant lui, une fille maigre aux longues jambes, tout en coudes et en genoux, un chapelet de boutons granuleux comme du sable sur le front, je ne représentais pas davantage pour lui que la ligne des pins de Virginie, tout proches, ou le vieux revêtement d'asphalte beige, imitation brique, de notre maison.
Papa a hoché la tête d'un air sombre et satisfait.
"Oui. Elle verra."
Avec un soupir, il est monté dans le pick-up, côté conducteur, et je suis montée côté passager.
Le soir commençait juste a tomber lorsqu'il a mit le contact....
Nous étions sur la route, à présent, et papa avait le pied à fond sur l'accélérateur. Les pare-chocs de la vieille camionnette bringuebalaient. Et il y avait cette étrange vibration aiguë dans le tableau de bord comme un chant de grillon dont personne n'avait jamais réussi à trouver la cause.
Pendant un temps interminable les chiens nous ont suivis, Buck en tête, Foxy en deuxième, longues oreilles claquant au vent, langues pendantes comme s'il faisait chaud alors qu'on était en novembre et qu'il gelait presque.
Cela me faisait un effet bizarre d'entendre les chiens aboyer comme ça... fort et avec anxiété, comme s'ils pensaient que nous n'allions jamais revenir. J'avais envie de rire et de pleurer en même temps. Comme lorsqu'on vous chatouille au point que ça commence à être douloureux et que celui qui vous chatouille ne sait pas faire la différence.
Evidemment, à mon âge, on ne me chatouillait plus. Ca ne m'était plus arrivé depuis des années.
Papa disait,comme si j'avais soutenu le contraire :"Ta mère est une brave femme. Elle s'en sortira."
Je n'aimais pas ce genre de discours. A l'âge que j'avais, on a pas envie d'entendre des adultes vous parler d'autres adultes. Alors j'ai répondu par un genre de marmonnement impatient. Papa n'a pas entendu, de toute manière....il n'écoutait pas.
.... L'air était épais, comme chargé de fumée, et sentait le brûlé. Il ne restait du coucher de soleil embrasé qu'un mince croissant, très loin à l'ouest. La tombée rapide de la nuit me faisait encore grelotter davantage. Puis, l'A & P est enfin apparu mais... que s'était-il passé? L'odeur de fumée et de brûlé était plus forte, la façade du magasin toute noircie, et ses baies vitrées remplacées par endroit par des panneaux de contreplaqué. Les affiches qui annonçaient les offres spéciales BACON BANANES DINDE CANNEBERGE OEUFS CHATEAUBRIAND partaient en lambeaux et le bâtiment lui-même paraissait plus petit, moins haut, comme si le toit s'affaissait.Mais il y avait du mouvement à l'intérieur. Les lumières étaient allumées, vacillantes et pas très vives, mais elles étaient allumées et il y avait des gens à l'intérieur, en train de faire leurs courses.
Papa a sifflé entre ses dents : "Ah, diable." Mais il est entré dans le parking. "Nous allons le faire et nous en débarrasser."
A suivre
Joyce Carol Oates 
Thanksgiving  (Extraits)



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