mercredi 4 juillet 2012

Joyce (suite)


Les portes automatiques ne marchaient pas, et il a fallu ouvrir à la main la porte marquée ENTREZ, ce qui n'a pas été facile. A l'intérieur, un air humide et froid nous a sauté au visage...
une odeur rappelant celle d'un réfrigérateur qui n'a pas été nettoyé depuis longtemps. J'ai réprimé une envie de vomir. Papa a reniflé avec précaution. "Ah, diable!" a-t-il murmuré de nouveau, comme si c'était une plaisanterie. Le fond du magasin était obscur mais il y avait des zones éclairées près de l'entrée où quelques personnes, presque toutes des femmes, poussaient leurs Caddies. Sur les huit caisses, seules deux étaient ouvertes. Le visage des caissières me disait quelque chose, mais elles semblaient plus vieilles que dans mon souvenir, les lèvres pâles et l'air renfrogné.
"On y va! a dit papa avec un grand sourire forcé, en dégageant un Caddie d'un enchevêtrement de chariots. Nous allons faire ça en un temps record.
L'une des roues du Caddie se bloquait tous les deux ou trois tours, mais papa l'a propulsé avec impatience en direction  de la partie du magasin la plus brillamment éclairée, qui se trouva être le rayon des produits frais, par lequel maman commençait toujours ses achats.
Mais comme il avait changé ! La plupart des bacs et des présentoirs étaient vides, et certains étaient cassés; les allées étaient en partie obstruées mais des amas de déchets avariés et des caisses en contreplaqué. Il y avait des flaques sur le sol. Des mouches bourdonnaient mollement. Un homme rougeaud en uniforme blanc tâché avec, sur la tête, un joli feutre rond qui déclarait, en lettres rouges, SUPER SOLDES POUR LES FÊTES ! sortait des pommes de laitue d'une caisse et les jetait dans un bac avec tant de je-m'en-foutisme que certaines tombaient sur le sol crasseux à ses pieds.
Papa a poussé notre Caddie bancal vers lui et lui a demandé ce qui s'était passé dans le magasin: un incendie?.... mais l'homme a juste souris sans le regarder, un petit sourire irrité."Non monsieur, a-t-il dit, en secouant la tête. Les affaires continuent!"
Rembarré, papa a poussé le Caddie plus loin, le visage tout rouge. Il n'y a rien qu'un homme déteste plus que d'être traité impoliment en présence d'un de ses enfants.
Papa m'a demandé pour combien de personnes maman ferait la cuisine à Thanksgiving et, tous les deux, nous avons essayé de compter. Huit? Onze? Quinze? Je me souvenais, ou croyais me souvenir, que la soeur aînée de maman devait venir avec sa famille cette année-là (un mari, cinq enfants), mais papa a dit que non, ils n'étaient pas invités. Papa a dit qu'oncle Ryan se pointerait sûrement, comme tous les ans, mais je lui ai répondu que non, est-ce qu'il ne se rappelait pas, oncle Ryan était mort.
Papa a cligné des yeux, passé la main sur son menton râpeux et ri, le visage encore plus rouge."Bon Dieu.C'est pourtant vrai."
Comme le fond du rayon des produits frais était barré parce qu'une partie du sol s'était effondrée, nous avons dû faire demi-tour. Papa a injurié le chariot, qui se bloquait plus que jamais. Que fallait-il d'autre à maman? Vinaigre, farine,huile, sucre, sel ? Du pain pour la farce de la dinde? J'ai fermé les yeux en m'efforçant de voir notre cuisine, l'intérieur du réfrigérateur qui avait besoin d'être nettoyé, les étagères du placard où des fourmis courraient dans le noir. Est-ce qu'elles n'étaient pas vides, ou presque... il y avaient des jours que maman n'avait pas fait de courses. Mais les lumières tremblotantes de  l'A&P me déconcentraient. Ce bruit d'eau qui gouttait, tout près. Et papa qui me parlait d'une voix forte."...Cette allée? Rien? Il nous faut.." Sa respiration sortait par petites bouffées fumantes. Les yeux plissés, il scrutait la pénombre où des piles de cartons éventrés, pleins de boites et de paquets, bloquaient en partie le passage.
J'ai dit : "je ne veux pas", et papa m'a dit : "Maman compte sur toi, ma fille", et je me suis entendue  sangloter, un vilain bruit plein de colère:" c'est sur toi que maman compte." Mais il m'a poussée en avant  et je suis repartie en glissant, dérapant sur le sol où il y avait des flaques de cinq à sept centimètres de profondeur.
A suivre
Joyce Carol Oates 
Thanksgiving (extraits)

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