mercredi 30 janvier 2013

La visite de Salomé


En entrant dans sa chambre, l'homme sourit. C'est un petit sourire d'enfant. Un de ces sourires qui veut dire enfin... maintenant, je suis tranquille.. ou autre chose du même ordre.
Il allume sa lampe de chevet et dirige le faisceau lumineux en direction de ses deux oreillers superposés.
Puis, toujours souriant, il adopte la position du lecteur couché. Il pousse un léger soupir avant d'attraper  sa tablette numérique. Il retourne l'oreiller du dessus, le tapote et finit par caler sa tête au centre.
En chaussant ses lunettes, il pense encore une fois qu'il est grand temps d'aller rendre visite à l'ophtalmo... mais, pour l'instant.
ON.
Les femmes turques, les grandes dames surtout, font très bon marché de la fidélité qu'elles doivent à leurs époux. Les farouches surveillances de certains hommes, et la terreur du châtiment sont indispensables pour les retenir. Toujours oisives, dévorées d'ennui, physiquement obsédées de la solitude des harems, elles sont capables de se livrer au premier venu, -au domestique qui leur tombe sous la patte, ou au batelier qui les promène, s'il est beau et qu'il leur plaît.

L'homme se redresse légèrement, fixe les touches de sa tablette un court instant et appuie sur le bouton où il est inscrit : Sound. Aussitôt, une douce musique orientale vient flotter dans la pièce. Sans comprendre un seul mot, l'homme déduit pourtant que le chanteur à la voix frêle souffre et qu'il tient à faire partager sa peine. L'homme pense que toutes les histoires d'amour sont douloureuses, même s'il n'a jamais vraiment souffert lui-même. Il reprend sa lecture.

Toutes sont forts curieuses des jeunes gens européens, et ceux-ci en profiteraient quelquefois s'ils le savaient, s'ils l'osaient, où si plutôt ils étaient placés dans des conditions favorables pour  le tenter.
Ma position à Stamboul, ma connaissance de la langue et des usages turcs,- ma porte isolée tournant sans bruit sur ses vieilles ferrures,- étaient choses fort propices à ces sortes d'entreprises; et ma maison eût pu devenir sans doute, si je l'avais désiré, le rendez-vous des belles désoeuvrées des harems.
Le lendemain soir, ma case était parée et parfumée, pour recevoir la grande dame qui avait désiré faire, en tout bien tout honneur,une visite à mon logis solitaire.

 Captivé par sa lecture, c'est d'un geste machinal que l'homme appuie sur la touche smelling de sa tablette numérique, sans quitter son précieux texte des yeux. Les parfums d'ambre et de cannelle viennent se mêler à la mélopée.

La belle Séniha arriva très mystérieusement sur le coup de huit heures, heure indue pour Stamboul.
Elle enleva son voile et le féredjé de laine grise qui, par prudence, la couvrait comme une femme du peuple, et laissa tomber la traîne d'une toilette française dont la vue ne me charma pas. Cette toilette, d'un goût douteux, plus coûteuse que moderne, allait mal à Seniha, qui s'en aperçut. Ayant manqué son effet, elle s'assit cependant avec aisance et parla avec volubilité. Sa voix était sans charme et ses yeux se promenaient avec curiosité sur ma chambre, dont elle louait très fort le bon air et l'originalité. Elle insistait surtout sur l'étrangeté de ma vie, et me posait sans réserve une foule de questions auxquelles j'évitais de répondre.
Et je regardais Séniha-hanum...

L'homme se redresse et pousse un long soupir. Il ôte ses lunettes et laisse son regard se promener dans la chambre : la commode, la coiffeuse et l'unique chaise branlante qui croule sous ses vêtements.
Il fronce les sourcils et rajuste ses lunettes. Il se concentre maintenant  de nouveau sur sa tablette. Il enfonce  tout d'abord la touche Pictures, puis, avec une grande dextérité, il pianote encore quelques secondes et choisit des images. Sur le mur face à lui, un petit meuble aux pieds torsadés recouvert de marqueterie fine vient s'afficher. Il choisit encore un grand narguilé avec un vase bleuté. Enfin, il cherche  le cliché sépia d'une beauté arabe prise au siècle dernier mais ne trouve qu'une représentation hollywoodienne. Il se demande si la femme qu'il voit maintenant se matérialiser sur son mur est bien Rita Hayworth. Sans trouver la réponse, il reprend son envoûtante lecture.

C'était une bien splendide créature, aux chairs fraîches et veloutées, aux lèvres entr'ouvertes, rouges et humides. Elle portait la tête en arrière, haute et fière, avec la conscience de sa beauté souveraine.
L'ardente volupté se pâmait dans le sourire de cette bouche, dans le mouvement lent de ces yeux noirs, à moitié cachés sous la frange de leurs cils. J'en avais rarement vu de plus belle, là, près de moi, attendant mon bon plaisir, dans la tiède solitude d'une chambre parfumée.

L'homme sursaute devant son petit écran devenu subitement noir.Il a beau appuyer frénétiquement sur toutes les touches, l'appareil refuse de revenir à la vie. Un dessin représentant une batterie barrée d'un épais trait rouge s'affiche au centre de l'écran.
La pièce est plongé dans un silence absolu. Quelque part, très loin, il entend un chien aboyer.
L'homme soupire profondément, se redresse et éteint sa lampe de chevet.

Julius Marx
(Sur une idée de Serge Quadruppani)
Le texte est extrait de Aziyadé de Pierre Loti.
Et c'est bien Rita Hayworth, sur la photo du film Salomé de William Dieterle en 1953.



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