jeudi 10 janvier 2013

Rien (suite 2)



-Un pauvre jeune homme qui m'avait été tellement recommandé par l'un de mes frères, pour que je trouve à le caser. Eh oui, vous comprenez? Comme si c'était facile! Aussitôt dit aussitôt fait. L'éternelle histoire. On dirait qu'ils vivent dans un autre monde, les provinciaux; ils s'imaginent qu'il suffit de venir à Rome pour trouver un emploi: aussitôt dit aussitôt fait. Même mon frère, mais oui! Un signalé service qu'il m'a rendu là. Un de ces habituels déclassés, fils d'un fermier mort il y a deux ans au service de mon frère. Il rapplique à Rome, Pour quoi faire? Rien, le journaliste, dit-il . Il me présente ses titres:
Le baccalauréat et une ribambelle de vers. Il me dit :" il faut que vous me trouviez une place dans un journal quelconque." Moi? une histoire à dormir debout! Je me mets aussitôt en mouvement de droite et de gauche pour lui faire obtenir son rapatriement par la police. Mais entre-temps, pouvais-je le laisser sur le pavé, la nuit? Presque nu qu'il était, mort de froid, avec un misérable petit complet en toile qui flottait autour de lui, et deux ou trois lires en poche, pas davantage. Je l'héberge dans un de mes appartements, ici, à San Lorenzo, loué à certaines gens... passons! Des miséreux qui sous-louent deux chambres meublées. Ils ne me paient pas leur loyer depuis quatre mois. J'en profite: je le fourre là-bas.
Bon! Cinq jours passent; pas moyen d'obtenir la feuille de rapatriement au commissariat central. Ces employés si pointilleux! Comme les oiseaux vous savez? Ils font caca un peu partout, pardon, hein. Pour vous remettre cette feuille, il faut d'abord faire je ne sais quelles démarches là-bas, au pays puis ici, à la police. Passons! ce soir, j'étais au théâtre, au Nazionale. Je vois arriver, épouvanté, le fils de ma locataire qui venait m'appeler à minuit et quart, parce que ce malheureux s'était enfermé dans sa chambre avec un brasero allumé. Depuis sept heures du soir, vous comprenez.
A ce moment, le monsieur se penche pour regarder au fond de la voiture; pendant son récit le docteur n'a pas donné signe de vie. Dans la crainte qu'il ne se soit rendormi, il répète plus fort:
-Depuis sept heures du soir!
-Ce petit cheval trotte vraiment bien, dit alors le docteur Mangoni, allongé voluptueusement dans la voiture.
Le monsieur demeure pantois comme s'il avait reçu un coup de poing sur le nez, dans le noir.
-Excusez-moi, docteur, avez-vous entendu?
-Mais oui, monsieur.
-Depuis sept heures du soir. De sept heures à minuit, cinq heures.
-Exact.
-Il respire tout de même, vous savez. A peine, à peine... Il est tout recroquevillé et...
-Quelle veine. Il y a ... attendez...trois...non que dis-je trois, il y a au moins cinq ans que je ne suis pas monté dans une voiture. Ce que c'est bon!
-Pardon, mais je vous parle...
-Parfaitement, monsieur, mais écoutez-moi, l'histoire de ce pauvre malheureux, que voulez-vous que ça me fasse?
-Pour vous dire que voila cinq heures...
-Ca va! Nous verrons. Pensez-vous lui rendre service en ce moment ?
-Comment ça?
-Mais oui, je vous demande bien pardon. Une blessure au cours d'une bagarre, une tuile qui vous tombe sur la tête, un accident quelconque...prêter son aide, appelez le médecin je comprends.Mais un pauvre homme, excusez-moi, qui tout doux tout doux se couche pour mourir.
-Comment ça ? répète de plus en plus ahuri le monsieur.
Et le docteur Mangoni, le plus placidement du monde:
-Ecoutez-moi! L'essentiel, il l'avait fait, le pauvre. Au lieu de s'acheter du pain, il s'était acheté du charbon. Il aura barricadé sa porte, j'imagine, et bouché tout les trous; peut-être aura-t-il pris un peu d'opium d'abord? Il y a cinq heures de cela, et vous, au meilleur moment, vous allez le déranger.
-Vous plaisantez? crie le monsieur.
-Que non, que non! je suis on ne peut plus sérieux.
-Fichtre! fait l'autre en sursautant. C'est moi me  semble-t-il qui ai été dérangé. On est venu m'appeler...
-Je comprends, oui, au théâtre.
-Fallait-il le laisser mourir? En ce cas, d'autres embêtements, n'est-ce pas? Comme s'il ne m'avait pas  donné assez de tintouin. Ces choses-là, on ne les fait pas chez les autres, excusez...
-Ah certes! Quant à cela, vous avez raison, reconnait en soupirant le docteur Mangoni. Il pouvait bien aller mourir sans casser les pieds aux autres, dites-vous. Vous avez raison. Mais le lit est une tentation, vous savez. Une tentation! Mourir par terre comme un chien... Permettez de dire ça à quelqu'un qui n'en a pas!
-De quoi?
-De lit.
-Vous?
La réponse du docteur Mangoni se fait attendre. Puis lentement, sur le ton de celui qui répète quelque chose qu'il a dit tant de fois:
-Je dors où je puis. Je mange quand je puis. Je m'habille comme je puis.
 Et tout de go il ajoute :
-Ne croyez pas que cela me tracasse, ma foi non! Je suis un grand homme, moi, vous savez! Mais démissionnaire.
Devant ce type de médecin sur lequel il vient de tomber, par hasard, la curiosité du monsieur s'éveille, et il rit en demandant :
-Démissionnaire? Que voulez-vous dire par démissionnaire?
-Que j'ai compris à temps,cher monsieur, qu'il ne fallait tenir à rien. Et même que plus on s'échine à devenir grand et plus on devient petit. Forcément. Pardon, êtes-vous marié?
-Moi? Oui, monsieur.
-Il me semble que vous venez de soupirer en disant: oui monsieur.
-Mais non, je n'ai pas soupiré du tout.
Bon, passons.Si vous n'avez pas soupiré, n'en parlons plus.
Et le docteur Mangoni se pelotonne de nouveau au fond de la voiture, montrant par là qu'il ne lui semble plus utile de continuer la conversation. Ce qui vexe le monsieur.
-Pardon, ma femme n'a rien à voir là-dedans.
A ce moment, le cocher se retourne pour demander :
-En somme, où est-ce? Un peu plus nous serions au cimetière de Verano.
-Hou, déjà! s'écrie le monsieur. Il faut rebrousser chemin, nous avons dépassé la maison depuis pas mal de temps.
-Dommage de rebrousser chemin, fait le docteur Mangoni, quand on était presque au but.
Et le cocher rebrousse chemin en jurant.
(A suivre)

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