"J'aime lire allongée sur un canapé, mais ceci n'est pas une profession, hélas." Fran Lebowitz
mercredi 9 janvier 2013
Rien (suite 1)
Le laboratoire de la pharmacie au plafond bas, tout en rayons et en étagères, est presque plongé dans le noir et empeste les relents de médicaments. Une veilleuse crasseuse allumée devant une image sainte sur la corniche de l'étagère, en face de l'entrée, semble ne pas même avoir envie de s'éclairer. Au milieu, la table, encombrée de flacons, vases, balances, mortiers et entonnoirs empêche tout d'abord de voir si sur le petit divan fatigué, sous cette étagère en face de l'entrée, le médecin de garde est encore en train de dormir.
-Le voici, il y est, dit le garçon de la pharmacie en montrant un énorme individu qui dort péniblement, recroquevillé et engoncé dans son complet, la figure écrasée contre le dossier.
-Appelez-le, bon sang!
-Hé, c'est vous qui le dites! Il est capable de me flanquer un coup de pied, vous savez.
-Mais c'est un médecin, non?
-Un médecin,oui. Le docteur Mangoni.
-Et il flanque des coups de pied?
-Vous comprenez, le réveiller à cette heure...
-Alors, c'est moi qui vais l'appeler.
Et le monsieur, résolument, se penche sur le divan et secoue le dormeur.
-Docteur! Docteur!
Le docteur Mangoni grommelle dans sa grosse barbe embroussaillée qui envahit ses joues presque sous les yeux puis serre les poings sur sa poitrine et se soulève sur le coude pour s'étirer; à la fin, il s'assied, penché, les yeux encore fermés sous des sourcils tombants. Une jambe de pantalon remonte sur son gros mollet et découvre son caleçon de toile serré à l'ancienne par une cordelette sur une chaussette très ordinaire en coton noir.
-Docteur, tout de suite, je vous en prie,fait le monsieur impatient. Un cas d'asphyxie ...
-Au charbon? demande le médecin en se tournant mais sans ouvrir les yeux.
Il lève une main en un geste mélodramatique et s'évertuant à extraire sa voix d'une gorge encore endormie, il fredonne vaguement l'air de "La Gioconda":
-Un suicide? Dans ces fiiiers moments...
Le monsieur esquisse un geste de stupeur et d'indignation. Mais aussitôt, le docteur Mangoni renverse la tête et commençant à ouvrir un oeil :
-Pardon,dit-il, quelqu'un de votre famille?
-Ma foi non! Mais je vous en prie, dépêchez-vous! Je vous expliquerai en chemin. J'ai une voiture. Si vous avez quelque chose à prendre...
-Oui, donne-moi...donne-moi...se met à dire le docteur Mangoni au garçon tout en essayant de se lever.
-Je m'en charge, je m'en charge, docteur, répond celui-ci en tournant le bouton électrique et s'affairant tout à coup avec un empressement qui impressionne le chaland nocturne.
Le docteur Mangoni tord la tête comme un boeuf qui se disposerait à cogner, pour s'abriter les yeux de la brusque lumière.
-Bien, mon petit gars, mais tu m'aveugles, dit-il. Oh! et mon casque, où est-il?
Son casque, c'est son chapeau. Il en a un, oui. Quant à en avoir un, il en a un, c'est positif.
Il se souvient de l'avoir posé sur l'escabeau à côté du divan avant de s'endormir. Où diable est-il passé? Il se met à le chercher. Le chaland s'y met aussi puis le cocher entré pour se réconforter à la chaleur de la pharmacie. Pendant cela, le commis a tout le temps de préparer un bon paquet de remèdes urgents.
-La seringue pour les piqûres, docteur, vous l'avez?
-Moi? et le docteur Mangoni se retourne pour lui répondre sur un ton d'étonnement qui provoque un éclat de rire du garçon.
-Bon, bon, on dit donc: papier à moutarde. Huit feuilles ça suffit? Caféine, strychnine. Une Pravaz. Et l'oxygène, docteur? Il faudra aussi un ballon d'oxygène, j'imagine.
-C'est mon chapeau qu'il me faut, mon chapeau! Mon chapeau avant tout! crie le docteur Mangoni entre des "ouf" sonores. Et il explique qu'en autres choses, il est très attaché à ce chapeau parce que c'est un chapeau historique: acheté il y a environ onze ans à l'occasion des funérailles solennelles de soeur Marie de l'Audience, supérieure de l'asile de nuit de la ruelle du Falco, en plein Trastevere, où il va souvent manger d'excellentes assiettées de soupe économique, et se coucher quand il n'est pas de garde dans les pharmacies.
Finalement, on trouve le chapeau, non pas dans le laboratoire mais de l'autre côté, sous le comptoir de la pharmacie. Le petit chat y a pris ses ébats.
Le chaland frémit d'impatience. Mais une nouvelle et longue discussion survient, car le docteur Mangoni, son chapeau haut de forme tout cabossé entre les mains tient à prouver que certes, sans aucun doute, le petit chat y a joué mais que le garçon, lui aussi, a dû taper dedans et l'envoyer rouler d'un coup de pied sous le comptoir.Bref. Un grand coup de poing à l'intérieur du chapeau, c'est pur hasard qu'il ne se défonce pas, et le docteur Mangoni se le plante sur la tête de guingois.
-A vos ordres, très cher monsieur.
-Un pauvre jeune homme, se met aussitôt à dire le monsieur, en remontant dans le fiacre et en étendant une couverture sur les jambes du médecin et les siennes.
Oh! très bien. Merci
(A suivre)
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